Actualité 22 février 2021

Perspectives d’acteurs : Nicolas Nova

Professeur associé à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) de Genève

En seulement une décennie, le smartphone a envahi notre quotidien. D’après l’Union internationale des télécommunications, en 2019, nous étions près de 5,28 milliards de personnes à en utiliser un. Mais comment un objet technique a-t-il pu prendre une place aussi prépondérante dans nos vies dans un laps de temps si court ? Considérations économiques, écologiques ou encore éthiques… Le smartphone est désormais au cœur de nombreuses controverses. Mais qu’en est-il de ses usages et de leurs évolutions ? Peut-on distinguer des spécificités culturelles ? Quelle place ses propriétaires lui accorde-t-il dans leur quotidien ? Quelles significations revêt-il pour eux ?

Autant de questions auxquelles Nicolas Nova, professeur associé à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) de Genève et cofondateur de l’agence de prospective Near Future Laboratory, s’attache à répondre dans Smartphones. Une enquête anthropologique (MétisPresses, 2020). Par cette enquête de terrain particulièrement bien documentée — de nombreuses photos prises sur le vif viennent illustrer le propos — qui nous fait voyager de Genève à Los Angeles en passant par Tokyo, il parvient avec rigueur et curiosité à révéler toute l’amplitude et la multiplicité des usages du smartphone. Jusqu’à en faire ressortir les tensions et à souligner que le smartphone n’est pas un objet technique comme un autre. Nous en avons discuté avec lui à l’issue de la 37e édition d’Aux Sources du Numérique, diffusée en direct sur YouTube le 5 novembre 2020.

Pourquoi une approche anthropologique du smartphone est-elle selon vous nécessaire ?

L’intérêt d’une démarche anthropologique sur le smartphone est double dans mon travail. Il s’agit d’une part de le restituer dans le contexte de ses usages multiples et du sens que les gens lui donnent. Les discours à son propos sont souvent généraux, liés à un discours surplombant, critique ou positif, sans saisir les nuances que les utilisatrices et utilisateurs de cet objet peuvent décrire très finement. Et cela, avec une capacité à discerner les apports positifs comme ceux problématiques, mais aussi les manières de domestiquer le smartphone et ses apps.

D’autre part, l’anthropologie des techniques nous indique l’importance de tenir compte de la matérialité de l’objet lui-même : si les discours à propos du caractère numérique « virtuel » de l’appareil sont légion, le fait de s’intéresser à la forme du smartphone, aux gestes nécessaires à son usage (ou sa conception) et à la généalogie des usages d’appareils antérieurs est également un moyen de saisir la dimension culturelle de cet appareil.

Laisse, miroir, coquille vide… Pourquoi utiliser ces termes comme des entrées de chapitre dans votre ouvrage ?

Du fait du cadrage que je viens d’évoquer, je me suis particulièrement intéressé aux multiples manières dont les propriétaires de smartphone font usage de cet appareil. La manière qu’on les gens de le nommer, de décrire comment il est employé dans les recoins les plus élémentaires du quotidien, est très important à cet égard. Et cela passe par le langage, ce que les sociologues ou les anthropologues nomment les « expressions vernaculaires », communément employées au sein d’une communauté donnée.

Or, sur les trois territoires de mon enquête, Genève, Los Angeles et Tokyo, j’ai constaté une convergence autour d’un certain nombre d’expressions à propos du smartphone qui permettaient de rendre compte de ses différentes facettes. Mais qui me permettaient aussi de faire un lien avec toute la littérature des grands enjeux du numérique à leur propos : le chapitre sur la laisse permet de saisir la question du rapport compulsif à l’objet, celui sur la prothèse correspond au smartphone comme moyen ambivalent d’augmenter nos capacités cognitives, aborder la coquille vide est une manière de décrire les problèmes d’obsolescence de l’appareil ; la question de l’objet numérique comme boîte noire incompréhensible et séduisante rejaillit dans le chapitre sur le smartphone comme baguette magique, etc.

"Smartphones : qu'avons-nous fait d'eux ? Qu'ont-ils fait de nous ?"

avec Nicolas Nova

Vous dites notamment que le smartphone modifie la structure de notre attention, comment ?

C’est une critique que je ne suis pas le seul à faire, m’appuyant ici sur les travaux de chercheurs comme Dominique Boullier ou Yves Citton. Comme d’autres objets et applications numériques, le smartphone implique différents régimes attentionnels, du zapping rapide à la focalisation profonde dans la lecture de documents. Or, les usages de certaines applications, du fait notamment du modèle économique des entreprises qui les produisent, tend à privilégier le premier, et à renforcer cette disposition humaine qu’est le fort désir d’advenance… cette attente et curiosité envers l’extérieur, qui peut mener à un rapport compulsif, par exemple sur les réseaux sociaux ou la consultation de la messagerie. Et par conséquent venir perturber notre attention au monde.

Peut-on donc considérer que le smartphone influence nos manières de penser ? Nos manières de faire ?

C’est un sujet fréquemment abordé par les participant.e.s à mes enquêtes, qui rapportent ce rapport ambigu à la facilité ou l’efficacité de cette espèce de baguette magique (achat rapide de titres de transport, accès à toutes sortes de fonctions et contenus), qui a pour contrecoup un sentiment d’accélération, de dépendance ou de perte de contrôle.

« Il y a globalement toujours un écart entre l’intention initiale des équipes de conception et la réalité des usages, qui témoigne de la capacité des usagers à inscrire un appareil comme le smartphone dans leurs pratique. »

Comme tout objet technique dans l’histoire de l’humanité, le smartphone privilégie un certain rapport à l’autre, à l’action et au temps. S’il ne faut pas survaloriser la cause technique, il me semble intéressant de souligner que l’objet lui-même et ses apps rendent disponibles toutes sortes de choses qui ne l’étaient pas auparavant ; et dans le même temps, les dispositions des utilisatrices et utilisateurs, de même que leur contexte de vie, viennent renforcer ces possibles. Comme dans le cas précédemment cité sur l’attention, mais aussi dans les multiples manières dont certaines communautés en ligne partagent toutes sortes de contenus sur les réseaux sociaux, alors que d’autres n’utilisent jamais leur smartphone à cet effet.

Nous utilisons tous des smartphones dont les interfaces sont presque similaires. Diriez-vous que le smartphone pousse à une forme de convergence de nos systèmes de pensée ?

La convergence des interfaces et des usages n’est qu’apparente, car les contenus des échanges, les manières de faire, les normes sociales sur toutes sortes de dimensions (délais des réponses, formules de politesse) ne sont pas les mêmes. Toutes ces pratiques s’inscrivent dans des contextes culturels différents qui font d’ailleurs que terminer un message par un point n’a pas le même sens suivant les âges et les professions ! J’ai plutôt l’impression d’une incroyable présence de nuances et de formes de distinctions. On s’en rend bien compte dans la langue employée, comme on peut le voir dans les travaux de Laurence Allard ou chez Gretchen McCulloch. Et cela, sans même aller vers des cultures non-occidentales.

Votre enquête permet de mieux comprendre comment nous adoptons cet objet dans notre vie quotidienne. Les utilisations « détournées » sont-elles la preuve d’une forme d’appropriation de cet outil ? D’une « reprise » du contrôle ?

Effectivement, mais c’est toujours le cas avec les objets techniques. Il y a globalement toujours un écart entre l’intention initiale des équipes de conception et la réalité des usages, qui témoigne de la capacité des usagers à inscrire un appareil comme le smartphone dans leurs pratiques, leurs manières de faire et leur culture. Mais ce processus, qu’on peut rapprocher d’une forme de domestication, est aussi très observé par les entreprises du numérique qui y voient une forme d’inspiration potentielle pour ajuster leurs propositions, leurs services, leurs interfaces. C’est donc une appropriation sous surveillance, qui peut potentiellement mener à limiter le contrôle donné aux utilisatrices et utilisateurs.

« Comme tout objet technique, le smartphone privilégie un certain rapport à l’autre, à l’action et au temps »

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