Actualité 20 juillet 2021

Perspectives d’acteurs : Anne-Marie Kermarrec

Professeure en informatique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne

En 2020, les femmes représentaient seulement 10 % des personnes étudiant l’informatique à l’Institut national de sciences appliquées (INSA) de Rennes, alors qu’elles représentaient 50 % des effectifs en 1980. Une tendance qui se confirme dans le monde professionnel : seulement 15 % des développeurs sont des femmes, et leur salaire est en moyenne 15 % inférieur à celui des hommes. Mais alors comment rendre le secteur numérique plus féminin ? Comment s’explique la faible représentation des femmes dans ce secteur ? Faut-il instaurer des quotas dans l’éducation pour combler les inégalités de recrutement ?

Le secteur du numérique, en pleine expansion, est très demandeur en futurs développeurs et ingénieurs. Mais, parallèlement, il devient de moins en moins féminin. C’est le constat dressé par Anne-Marie Kermarrec, professeure en informatique à l’École polytechnique fédérale de Lausanne dans son ouvrage Numérique, compter avec les femmes (Éditions Odile Jacob, 2021). Mais alors comment, à partir de ces différents constats, rendre le secteur numérique plus féminin ? Comment s’explique la faible représentation des femmes dans ce secteur ? Faut-il instaurer des quotas dans l’éducation pour combler les inégalités de recrutement ? Anne-Marie Kermarrec répond à ces questions dans une interview réalisée à l’occasion de la 43ème édition du cycle de rencontres Aux Sources du Numérique (ASDN).

Comment expliquez-vous la faible représentation des femmes dans le secteur numérique ?

Il n’existe probablement pas une explication unique, mais plutôt une combinaison de facteurs. Le premier facteur est que le numérique, comme les sciences dites “dures” (par exemple, les mathématiques ou la physique), souffre de tenaces stéréotypes de genre. Les études scientifiques (hormis la biologie qui, par je ne sais quel miracle, échappe à cette fatalité) sont plus généralement attribuées aux garçons, et ce de longue date, alors même que, dans le secondaire, les filles ont souvent de bien meilleurs résultats. Héritage d’un autre temps où les ingénieurs et les savants étaient des hommes. En outre, les études scientifiques restent des études difficiles, et l’excellence étant plutôt conjuguée au masculin dans notre société, cela n’engage pas les jeunes filles à choisir ces voies.

L’informatique, émanant des mathématiques, a donc hérité de ces mêmes stéréotypes de genre. Pire encore, l’informatique a longtemps été associée aux jeux vidéo, qui eux-mêmes sont associés aux garçons, alors même que les hommes et les femmes y jouent tout autant aujourd’hui. Enfin, l’informaticien est perçu comme un geek, enfermé dans un garage à coder toute la journée, et les jeunes filles ne s’y reconnaissent donc que très peu. De fait, en science, la représentation féminine reste très limitée.

Un autre facteur aggravant est que la domination masculine est telle dans les cursus du numérique que les jeunes filles hésitent à s’y engouffrer. Pire encore, lorsqu’elles choisissent le numérique, elles sont plus nombreuses à changer de voie car elles ont du mal à y trouver leur place. Et ceci se poursuit dans les entreprises, où la « bro culture » règne, où elles sont minoritaires, où elles ont du mal à asseoir leur crédibilité et où les affaires de harcèlement continuent d’éclater.

"Comment accorder le numérique au féminin ?" avec Anne-Marie Kermarrec

Dans Numérique, compter avec les femmes, vous revenez à plusieurs reprises sur les enjeux de l’éducation, qui est selon vous centrale pour résoudre cette problématique. Sommes-nous suffisamment matures sur le sujet en France ? Que pensez-vous de la réforme du lycée en cours ?

Nous avons mis beaucoup de temps en France pour introduire le numérique dans les cursus du secondaire. Ainsi, pendant de nombreuses années, l’informatique restait très abstraite pour la majorité des élèves, qui n’avaient jamais approché le domaine. Un lycéen, il y a encore quelques années, avait fait de la physique, des maths, de l’histoire, de la SVT, mais n’avait aucune idée de ce qu’était l’informatique. S’engager dans ces études relevait de l’aventure. Ceci représentait également un terrain fertile pour laisser courir stéréotypes et fantasmes en tout genre sur la discipline.

Depuis quelques années, le numérique est entré de manière sérieuse au lycée. Encore davantage dans le cadre de la réforme du bac, puisqu’outre l’option obligatoire en seconde qui brosse le paysage du numérique, l’option NSI (pour “Numérique et sciences informatiques”) est désormais proposée au même titre que les maths ou la physique. Cette option est encore assez peu choisie, et seulement 10% des élèves qui la choisissent sont des femmes. Il y a donc encore un peu de travail. L’un des problèmes du numérique au lycée est qu’il était enseigné majoritairement par des professeurs de mathématiques sans CAPESou agrégation d’informatique. Encore une fois, ceci est en pleine voie d’amélioration puisque la première promotion de certifiés est sortie cette année et qu’une agrégation est prévue dès l’année prochaine. Enfin, le dernier écueil est que le supérieur s’adapte. Malheureusement, aujourd’hui, beaucoup d’élèves ne choisissent pas l’option NSI car ils ont peur que cela ne leur donne pas accès aux meilleures voies dans le supérieur. Une fois tous ces détails réglés, je pense que nous serons dans une bonne posture pour faire avancer les choses. Il restera à être convaincant pour entraîner les jeunes filles dans cette voie.

« La domination masculine est telle dans les cursus du numérique que les jeunes filles hésitent à s’y engouffrer »

Vous soutenez l’instauration de quotas dans l’éducation pour combler les inégalités de recrutement dans le secteur du numérique. Quel est votre retour d’expérience sur ce sujet ?

C’est un sujet très controversé. Les hommes y voient une forme d’injustice, les femmes de dévalorisation. Je suis pour ma part plus pragmatique : d’une part, je pense que faire de la discrimination positive ne fait que réparer des biais inconscients dont les femmes sont souvent victimes. D’autre part, c’est un système qui a très bien marché dans d’autres secteurs et que l’on ne questionne plus aujourd’hui. Enfin, sans mesure un peu radicale, nous mettrons deux cents ans à atteindre la parité dans ce domaine. Tout dépend de notre degré de patience sur le sujet.

Votre ouvrage aborde également la notion de “biais algorithmiques”, ces biais (sexistes, notamment) que l’on retrouve dans les algorithmes et qui reproduisent ceux observés dans la société. Comment faire en sorte de les réduire ? Comment abordez-vous cette question au sein de la start-up que vous dirigez ?

La notion de biais est presque naturelle dans les algorithmes qui s’entraînent sur des données existantes afin de prédire des données futures. Clairement, si les données d’apprentissage sont biaisées comme elles le sont dans la société, les résultats de traduction, de classification, de reconnaissance d’images, de recommandation, le seront. Pire encore, les algorithmes d’apprentissage automatique ont même tendance à amplifier ces biais. Ceci étant, l’avantage d’un algorithme est qu’il fait ce qu’on lui dit. Mais encore faut-il être conscient de ces biais, et je pense que la parité est un facteur important pour relever leur présence. Il est évident que des femmes seront plus sensibles aux biais sexistes que les hommes, qui en sont rarement victimes. En outre, si les développeurs comptent des développeuses qui testent leurs technologies de reconnaissance d’image sur elles-mêmes, cette diversité ne pourra qu’améliorer la capacité de ces outils à reconnaître des personnes qui ne sont pas des hommes blancs !

Dans ma start-up, Mediego, que je ne dirige désormais plus depuis fin 2019, nous prêtons une attention toute particulière à ce que l’on appelle les “bulles d’enfermement”. En effet, nos produits visent à personnaliser les contenus des newsletters de nos clients, qui sont des médias en ligne, afin que les contenus proposés soient les plus proches possible des préférences de chaque utilisateur. Sans y prêter attention, un algorithme de recommandation aurait tendance à proposer uniquement des articles de football à un fan de football et des articles concernant les faits divers à quelqu’un qui a tendance à cliquer sur les articles de chiens écrasés. Cependant, les médias sérieux ont un réel contrat de lecture avec leurs clients et souhaitent éviter ce genre de cas pathologiques. En fonction des demandes de nos clients, nous forçons donc nos algorithmes à proposer des contenus personnalisés, mais diversifiés dans chaque newsletter.

Quel regard portez-vous sur les mouvements qui ont éclos ces dernières années et qui visent à promouvoir la place des femmes dans le numérique, notamment dans le milieu de l’entrepreneuriat (à l’instar de SheStarts en Australie et de SISTA en France) ou dans la sphère de l’éducation de façon plus générale ? Quel est l’impact de ces initiatives ?

Je ne peux qu’être très favorable à ces initiatives. SheStarts est un accélérateur réservé aux femmes. Dans SISTA, la diversité est placée au premier plan. Il existe même des fonds d’investissements réservés aux start-ups dirigées par des femmes. Quand on sait que les femmes lèvent beaucoup moins souvent de l’argent que les hommes et que quand elles en lèvent, elles en lèvent moins, tout cela ne peut qu’être bénéfique pour l’entreprenariat féminin. Les initiatives qui visent à promouvoir les maths et l’informatique auprès des jeunes filles sont également très importantes. Je pense qu’il est encore un peu tôt pour en mesurer l’impact, mais cela ne peut aller que dans le bon sens.


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