Actualité 30 juin 2020

Perspectives d’acteurs : Éric Vidalenc

Auteur de l’essai "Pour une écologie numérique" (Les petits matins, 2019)

Loin de la souvent fantasmée dématérialisation promise par le numérique, Éric Vidalenc, auteur de l’essai "Pour une écologie numérique" (Les petits matins, 2019), préfère parler d’« invisibilisation ». Car si l’optimisation numérique de nos vies promet, dans les discours, de réduire notre impact sur l’environnement, la dématérialisation est, dans les actes, ambivalente. Selon Éric Vidalenc, nous ne pouvons pas simplement optimiser le système en place : il nous faut impulser un changement fondamental de nos pratiques. Nous en avons discuté avec lui à l’issue de la 36e édition d’Aux sources du numérique, diffusée en direct sur YouTube le 30 juin 2020. Rencontre.

Dans votre ouvrage, vous montrez que l’arrivée du numérique s’est accompagnée d’une culture dont la sémantique est composée d’éléments faisant référence à la dématérialisation, au cloud… Pourtant le numérique est bien ancré dans une production matérielle, qui a un réel impact écologique. À quel point est-il polluant ?

C’est une vaste question. Ce qui est compliqué, c’est que les impacts environnementaux sont multiples, et disséminés entre lieux de fabrication, d’usages et de fin de vie. On a tendance aujourd’hui à se concentrer sur le CO2, parce que c’est une question qui structure de nombreuses politiques publiques. Mais il y a d’autres sujets, notamment celui des ressources non-renouvelables. Et là, le numérique en est friand et consommateur.

Il y a aussi des questions relatives à l’accession et l’exploitation des ressources ou à la fin de vie des terminaux ; par exemple, l’indium, utilisé dans les écrans plats, mais également des terres rares comme le néodyme, présent dans la quasi-totalité des disques durs, ainsi que le gallium et le germanium, nécessaires à la fabrication des semi-conducteurs. C’est pour cela que l’un des outils utiles pour comprendre ça, ce sont les analyses du cycle de vie, qui permettent de bien voir les impacts environnementaux, selon les produits et les services numériques dont on parle.

« L’impact du numérique sur l’environnement ne réside pas principalement dans les usages que l’on en fait, mais dans les équipements et les terminaux. »

Que révèlent ces analyses du cycle de vie ?

S’il fallait en tirer un message principal, et même si bien entendu cela peut varier selon les services et les équipements, ce serait celui-ci : l’impact du numérique sur l’environnement ne réside pas principalement dans les usages que l’on en fait, mais dans les équipements et les terminaux.

Quand on fait des analyses de cycles de vie d’un smartphone, ou de manière générale d’un terminal (tablette, écran…), 80 % des impacts polluants viennent de la fabrication et de la fin de vie. La partie « impacts » de la consommation d’électricité de l’équipement est faible. C’est pour cela qu’il faut augmenter la durée de vie des équipements, soit en les conservant plus longtemps, soit en les réparant ou en les recyclant.

Où réside le réel potentiel du numérique dans la transition énergétique ?

Une des premières pistes serait la réflexivité qu’il nous donne. Par exemple, les sciences du climat n’existeraient pas telles quelles sans le numérique. Il nous permet de comprendre l’environnement dans lequel on vit et ce qu’on fait à cet environnement, de générer une prise de conscience collective.

Mais cela ne suffit absolument pas. Cela fait des années que l’on en parle et les émissions n’ont jamais été aussi élevées qu’aujourd’hui. Donc c’est à la fois extrêmement important et extrêmement insuffisant. Tout l’accès au savoir via le numérique est prometteur et en même temps, il est impossible de s’en tenir là. Comment aller plus loin avec cette connaissance ? Le numérique peut nous aider à avoir des usines plus productives. Mais si on réduit un peu l’impact pour produire beaucoup plus, ce n’est pas suffisant. Il faut, en parallèle, transformer les modes de consommation et les modes de vie. Si, grâce au numérique, nous sommes capables d’avoir des modes de consommation différents, comme en créant des circuits courts pour l’alimentation, pour l’énergie, les ressources, des équipements (comme des voitures…) que l’on mutualise, là, cela peut devenir intéressant. Au-delà d’une optimisation des systèmes, il faut penser différemment notre rapport à la consommation. Les deux se font ensemble.

« Nous sommes passés d’une société et d’une économie qui fonctionnaient avec une dizaine de grands matériaux de base au 19ème siècle, à une société au 21ème qui utilise de plus en plus de matériaux extrêmement divers avec des fonctions diverses. »

Vous dites que, paradoxalement, lorsqu’il s’agit de comprendre ce même phénomène sur la consommation des usagers d’Internet, le numérique est une boîte noire. Comment cela s’explique-t-il et quelles pourraient être les pistes pour améliorer cette évaluation de l’impact environnemental du numérique ?

Une des explications selon moi, c’est la grande multiplicité et complexité de l’ensemble des composants qui rentrent dans la fabrication des équipements. Nous sommes passés d’une société et d’une économie qui fonctionnaient avec une dizaine de grands matériaux de base au 19ème siècle, à une société qui utilise aujourd’hui de plus en plus de matériaux extrêmement divers avec des fonctions diverses. Ce qui illustre de façon emblématique cette évolution sociétale, c’est le smartphone, qui nécessite une soixantaine de métaux différents.

Ce point est crucial à avoir en tête, car c’est compliqué de donner des images un peu claires, même en faisant preuve de bonne volonté. Nous avons une complexité des équipements qui rend ces bilans plus compliqués à établir. Ensuite, l’infrastructure numérique est elle-même complexe. Au-delà du smartphone, qui s’inscrit dans un écosystème, on peut parler de macro-système, technique, avec des réseaux, des datacenters, des terminaux qui vont venir le compléter, comme les écouteurs. C’est tout cela qui fait l’impact global.

Donc isoler — pour en donner son impact — une petite partie au sein des milliers de terminaux rend les choses difficiles. Et puis, dans un moment où il y a des velléités de recherche de sens de la part des consommateurs et de transparence sur les produits qu’ils achètent et qu’ils consomment, il n’est pas évident de dire que ces produits-là ont un impact, alors que dans l’imaginaire, ces produits numériques sont dématérialisés, miniaturisés. Sauf que dans ces objets miniaturisés, il y a une partie d’énergies grises — les énergies embarquées dans le produit, qui se différencient des énergies consommées par lui — que l’on ne voit pas, mais qui sont nécessaires. Cette énergie embarquée est difficile à évaluer pour des raisons techniques, mais aussi marketings ou politiques.

À un moment, des standards devront être définis, et chacun devra publier des choses pour être transparent, comme pour les étiquettes énergies sur les lave-linges et les véhicules. Mais on peut espérer que les fabricants y aillent d’eux-mêmes, en s’engageant pour le recyclage des produits numériques. Ce n’est pas une manière d’être transparent sur le poids environnemental du produit, mais une manière de s’engager pour améliorer ce poids-là, ce qui est plus facile d’un point de vue commercial.

Et qui aurait les capacités de faire évoluer cet ensemble ?

La difficulté, c’est qu’il n’y a pas de planificateur ou de décideur unique dans un système aussi complexe… Quand un industriel produit quelque chose, il se concentre sur son produit et il le fait du mieux qu’il peut par rapport à un marché et une demande qu’il estime. Le problème peut apparaître comme très simple or, dans la mise en œuvre, cela repose sur des recompositions des chaînes de valeur, sur des acteurs industriels qui acceptent de bouger, des consommateurs qui changent leurs critères de choix…. Par exemple, pour l’autopartage, il y a besoin des collectivités. Il faut sortir d’une logique où ce sont uniquement les fabricants qui font les politiques de mobilité. Nous avons besoin des collectivités pour, par exemple, définir des places dédiées à l’autopartage, des avantages des politiques publiques en faveur de tout cela. Et ensuite, la couche numérique permet de démultiplier l’efficacité.

Il faut d’après moi surtout insister sur la dimension transversale du sujet. Ce n’est pas seulement le régulateur qui va pousser la question à bout. Il a un rôle crucial, mais cela tient à plein de choses, qui prennent du temps. C’est aussi une question culturelle. Quand on parle de l’autopartage, ce n’est pas seulement un sujet technique où la couche numérique est essentielle, c’est un sujet culturel, dans le sens où cela demande de se détacher de la voiture comme objet de consommation ostentatoire, pour en faire un simple objet de déplacement.

Le pouvoir politique ne pourra pas tout. Il y a des mouvements de consommateurs auxquels nous ne sommes pas si habitués en France, comme HOP, Halte à l’Obsolescence Programmée, qui tentent de faire bouger les décideurs et les fabricants. Il faut que chacun prenne ses responsabilités. Ces ensembles de gouttes d’eau peuvent créer un courant nouveau pour aller maintenant dans le bon sens.

REPLAY - ASDN #36

"Transition énergétique et transformation numérique sont-elles conciliables ?"

Aux sources du numérique (ASDN) est un cycle de rencontres, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux sources du numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois (ou presque) un auteur ou une autrice.


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