Vous dites que, paradoxalement, lorsqu’il s’agit de comprendre ce même phénomène sur la consommation des usagers d’Internet, le numérique est une boîte noire. Comment cela s’explique-t-il et quelles pourraient être les pistes pour améliorer cette évaluation de l’impact environnemental du numérique ?
Une des explications selon moi, c’est la grande multiplicité et complexité de l’ensemble des composants qui rentrent dans la fabrication des équipements. Nous sommes passés d’une société et d’une économie qui fonctionnaient avec une dizaine de grands matériaux de base au 19ème siècle, à une société qui utilise aujourd’hui de plus en plus de matériaux extrêmement divers avec des fonctions diverses. Ce qui illustre de façon emblématique cette évolution sociétale, c’est le smartphone, qui nécessite une soixantaine de métaux différents.
Ce point est crucial à avoir en tête, car c’est compliqué de donner des images un peu claires, même en faisant preuve de bonne volonté. Nous avons une complexité des équipements qui rend ces bilans plus compliqués à établir. Ensuite, l’infrastructure numérique est elle-même complexe. Au-delà du smartphone, qui s’inscrit dans un écosystème, on peut parler de macro-système, technique, avec des réseaux, des datacenters, des terminaux qui vont venir le compléter, comme les écouteurs. C’est tout cela qui fait l’impact global.
Donc isoler — pour en donner son impact — une petite partie au sein des milliers de terminaux rend les choses difficiles. Et puis, dans un moment où il y a des velléités de recherche de sens de la part des consommateurs et de transparence sur les produits qu’ils achètent et qu’ils consomment, il n’est pas évident de dire que ces produits-là ont un impact, alors que dans l’imaginaire, ces produits numériques sont dématérialisés, miniaturisés. Sauf que dans ces objets miniaturisés, il y a une partie d’énergies grises — les énergies embarquées dans le produit, qui se différencient des énergies consommées par lui — que l’on ne voit pas, mais qui sont nécessaires. Cette énergie embarquée est difficile à évaluer pour des raisons techniques, mais aussi marketings ou politiques.
À un moment, des standards devront être définis, et chacun devra publier des choses pour être transparent, comme pour les étiquettes énergies sur les lave-linges et les véhicules. Mais on peut espérer que les fabricants y aillent d’eux-mêmes, en s’engageant pour le recyclage des produits numériques. Ce n’est pas une manière d’être transparent sur le poids environnemental du produit, mais une manière de s’engager pour améliorer ce poids-là, ce qui est plus facile d’un point de vue commercial.
Et qui aurait les capacités de faire évoluer cet ensemble ?
La difficulté, c’est qu’il n’y a pas de planificateur ou de décideur unique dans un système aussi complexe… Quand un industriel produit quelque chose, il se concentre sur son produit et il le fait du mieux qu’il peut par rapport à un marché et une demande qu’il estime. Le problème peut apparaître comme très simple or, dans la mise en œuvre, cela repose sur des recompositions des chaînes de valeur, sur des acteurs industriels qui acceptent de bouger, des consommateurs qui changent leurs critères de choix…. Par exemple, pour l’autopartage, il y a besoin des collectivités. Il faut sortir d’une logique où ce sont uniquement les fabricants qui font les politiques de mobilité. Nous avons besoin des collectivités pour, par exemple, définir des places dédiées à l’autopartage, des avantages des politiques publiques en faveur de tout cela. Et ensuite, la couche numérique permet de démultiplier l’efficacité.
Il faut d’après moi surtout insister sur la dimension transversale du sujet. Ce n’est pas seulement le régulateur qui va pousser la question à bout. Il a un rôle crucial, mais cela tient à plein de choses, qui prennent du temps. C’est aussi une question culturelle. Quand on parle de l’autopartage, ce n’est pas seulement un sujet technique où la couche numérique est essentielle, c’est un sujet culturel, dans le sens où cela demande de se détacher de la voiture comme objet de consommation ostentatoire, pour en faire un simple objet de déplacement.
Le pouvoir politique ne pourra pas tout. Il y a des mouvements de consommateurs auxquels nous ne sommes pas si habitués en France, comme HOP, Halte à l’Obsolescence Programmée, qui tentent de faire bouger les décideurs et les fabricants. Il faut que chacun prenne ses responsabilités. Ces ensembles de gouttes d’eau peuvent créer un courant nouveau pour aller maintenant dans le bon sens.