Actualité 15 juin 2020

Perspectives d’acteurs : Rudy Reichstadt

Fondateur de Conspiracy Watch

Trois questions à Rudy Reichstadt, Fondateur de Conspiracy Watch

Pouvez-vous nous présenter Conspiracy Watch, l’Observatoire du conspirationnisme, dont vous êtes le fondateur ?

Conspiracy Watch est un service de presse en ligne spécialisé dans l’analyse critique du conspirationnisme et des théories du complot. Le site a été créé en 2007 et s’est professionnalisé dix ans plus tard avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Notre équipe mène une veille permanente sur le phénomène conspirationniste, le négationnisme et leurs manifestations actuelles et publie régulièrement des enquêtes originales sur le sujet. Aujourd’hui, Conspiracy Watch s’est imposé comme le site de référence en langue française dans ce domaine. Notre mission est à la fois de documenter le phénomène conspirationniste et de rendre accessible au plus grand nombre un contre-point résolument critique des théories du complot qui émergent au gré de l’actualité.

Les crises, à l’instar de la crise sanitaire que nous traversons, semblent constituer des périodes propices à la recrudescence de la propagation des théories du complot. À cet égard, le web se révèle être un terreau particulièrement fertile. Avez-vous observé ces mécanismes en ligne durant cette crise ? De quelle nature étaient-ils ?

Oui, vous avez raison. Ces moments de crise, parce qu’ils nous concernent tous, ont toujours, par définition, une dimension politique. En outre, ils correspondent à des épisodes de grande incertitude qui appellent un besoin de sens. Or, les théories du complot sont précisément des discours politiques qui répondent à ce besoin de sens en offrant une grille de lecture certes trompeuse, mais qui présente paradoxalement l’avantage de rassurer ceux qui les adoptent. En effet, une menace que l’on a identifiée et circonscrite est d’une certaine manière jugée moins « menaçante ».

La théorie du complot vous donne l’illusion de maîtriser ce qui, souvent, n’est pas maîtrisable. Elle réduit la complexité des problèmes au simplisme rassurant d’un principe maléfique à l’œuvre, que ce soit la CIA, Big Pharma, les francs-maçons ou le Bilderberg, par exemple. Elle suggère qu’il suffirait de neutraliser les responsables présumés d’une situation malheureuse pour se débarrasser du problème lui-même. C’est exactement à cela que nous avons assisté avec la pandémie de Covid-19. Bien malgré lui, Bill Gates a cristallisé sur sa personne une peur complètement irrationnelle, avec des accusations complètement délirantes selon lesquelles il chercherait à réduire la population mondiale ou à contrôler l’humanité via des puces électroniques sous-cutanées implantées lors de grandes campagnes de vaccination à venir. Ce type de contenus a été partagé de manière massive pendant le confinement.

Bien que ce type d’architecture soit à la disposition de toute personne intéressée par une meilleure approche de l’Internet, elle est particulièrement précieuse pour les individus  vivant dans les zones rurales et les zones à faibles revenus. Ces derniers ne sont plus limités par le choix restreint et les tarifs élevés qui leur sont proposés. Ils peuvent désormais accéder à des services que la plupart de la population considère comme acquis, comme l’accès à l’éducation.

Comment peut-on combattre la propagation du complotisme en ligne ? La modération des contenus sur les plateformes numériques est-elle une solution suffisante pour l’endiguer ?

Suffisante, non. Nécessaire, probablement. D’ici quelques mois, il commencera à être possible de mesurer les effets de cette régulation et d’estimer si elle est efficace, si elle doit être améliorée ou si au contraire elle est contre-productive. Le statu quo, qui consiste à laisser, de fait, s’appliquer sur le territoire national le premier amendement de la Constitution américaine (puisque que c’est cette définition de la liberté d’expression qui conditionne les règles d’utilisation et les pratiques de modération des principales plateformes) n’est pas tenable à long terme. Mais la modération à laquelle vont s’astreindre les plateformes avec l’entrée en vigueur de la loi Avia concernera les contenus à caractère haineux et toutes les théories du complot n’ont pas forcément cette dimension. Personne ne propose sérieusement une loi anti-complotiste. Ce serait la manière à la fois la plus liberticide, la plus paresseuse et la plus contre-productive de lutter contre ce phénomène. On a le droit d’exprimer des opinions contestables, folles ou stupides, tant que cela ne porte pas directement préjudice à des personnes ou à l’ordre public (incitation à la haine et à la violence, apologie du terrorisme, etc.). Par conséquent, lutter contre la propagation du complotisme implique d’apprendre à reconnaître ces théories du complot, de cesser d’être complaisant à l’égard de ces contenus, de produire un effort critique à leur endroit et, de la part de la presse, de se méfier du sensationnalisme et de se livrer à un inlassable travail de contre-argumentation basé sur les faits.