Actualité 25 novembre 2020

Perspectives d’acteurs : Julie Owono

Directrice exécutive d’Internet Sans Frontières

Trois questions à Julie Owono, directrice exécutive d’Internet Sans Frontières

L’ONG Internet Sans Frontières est notamment présente en France, au Togo, au Brésil et aux États-Unis. Pouvez-vous nous présenter les missions de l’association ? Quels sont ses enjeux dans des pays si différents quant à leur accès à Internet ?

Internet Sans Frontières est une association loi 1901 créée en 2007 et enregistrée en 2008, qui avait initialement pour objectif principal de défendre la liberté d’expression en ligne et ceux qui s’expriment sur Internet (blogueurs emprisonnés pour des publications sur les réseaux sociaux, activistes, journalistes…). Puis Internet Sans Frontières a pris conscience, après, entre autres, les révélations d’Edward Snowden, de l’importance de s’intéresser à la vie privée sur Internet, notamment sur les plateformes sociales et vis-à-vis des politiques de surveillance des gouvernements. Nous avons donc progressivement élargi l’objet de notre association à l’expression des droits de l’Homme sur Internet. Nous défendons également l’accès égal à Internet : une connexion qui ne soit pas un luxe, et à un Internet non-censuré, permettant l’accès à tous les contenus disponibles sur le réseau.

Nous intervenons dans des pays dans lesquels l’accès à Internet est différent, mais les problématiques que nous rencontrons sont les mêmes. Lorsqu’on parle de vie privée aujourd’hui, ce problème est le même partout : comment défendre la vie privée des utilisateurs sur Internet, face aux assauts non seulement d’entreprises privées de plus en plus puissantes, mais également des gouvernements ? La question de la fracture numérique, elle, est beaucoup plus prégnante dans les pays en développement, mais existe aussi dans des pays comme les États-Unis. J’ai été choquée de découvrir, pendant la pandémie, qu’il y a des zones du pays, des zones urbaines, dans lesquelles il n’y a pas un Internet stable et à bon prix. La question du coût, elle, se pose avec plus d’acuité dans les pays en développement : dans certains pays, le coût de connexion peut représenter, en moyenne, 15 à 20 %, voire même jusqu’à 50 % du salaire minimum, ce qui est beaucoup. La problématique de l’accès existe donc partout, mais se manifeste différemment selon les zones : dans les pays où l’infrastructure existe déjà plus ou moins, il est surtout question d’accroître l’alphabétisation numérique de la population et de connecter des zones reculées, alors qu’ailleurs, l’accès à Internet en lui-même est le premier problème.

Le Conseil de surveillance (Oversight Board) de Facebook, dont vous faites partie, a officiellement commencé ses travaux le 22 octobre dernier. En quoi consiste-t-il ? Pensez-vous que de tels comités soient la voie vers une meilleure gouvernance de l’Internet ?

Le but du Conseil de surveillance est de rendre des décisions contraignantes sur la modération par Facebook et Instagram de contenus publiés sur ces plateformes. Les demandes peuvent être adressées par Facebook et Instagram, mais aussi par des utilisateurs lésés (dont les contenus ont été supprimés par la modération). Nous nous intéressons plutôt, pour l’instant, aux contenus supprimés. Mais, à long terme, des demandes concernant des contenus toujours visibles sur la plateforme, mais problématiques, pourront être déposées devant le Conseil. Tout utilisateur pourrait donc, potentiellement, nous adresser des requêtes s’il n’est pas satisfait de voir un contenu spécifique sur la plateforme.

Les décisions du Conseil de surveillance seront publiques. Dans son processus de décision, le Conseil pourra recueillir des amicus curiae de la part de spécialistes des thématiques qui intéresseront une affaire, et une période sera ouverte pour que tout tiers estimant avoir un intérêt puisse faire des commentaires publics. L’idée, c’est d’être le plus ouvert au monde et le plus transparent possible, ce qui passera également par la publication d’un rapport annuel, afin que tout un chacun puisse juger de l’efficacité de notre travail.

Je pense que de tels modèles peuvent apporter des réponses à la question : comment s’assurer d’avoir des espaces d’expression citoyens, sans pour autant verser dans le trop-plein de censure ? À mon sens, on n’a toujours pas trouvé de juste milieu entre, d’une part, les régulations proposées par les gouvernements (qui visent à faire des plateformes les gendarmes de l’expression, alors qu’elles n’en ont ni la volonté, ni les moyens techniques, intellectuels et humains), et d’autre part, la régulation telle que vue par les plateformes elles-mêmes. Le Conseil de surveillance est une entité extérieure à Facebook, aux gouvernements et aux organisations de la société civile, qui apporte sur ces questions un regard international (il ne faut pas oublier que 70 % des utilisateurs de Facebook et Instagram sont basés hors des États-Unis, une vision américano-centrée ne serait donc pas pertinente) et juridique (en faisant la balance entre les politiques établies par Facebook et les textes internationaux sur la liberté d’expression et les droits humains). Du point de vue juridique, nous nous intéressons donc à toutes les jurisprudences régionales et internationales qui existent quant à la liberté d’expression : nous comptons, parmi nos membres, l’ancienne Rapporteure spéciale pour la liberté d’expression pour la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (Catalina Botero-Marino), un ancien juge à la Cour européenne des droits de l’Homme (András Sajó), ou encore l’ancien Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de réunion pacifique et d’association (Maina Kiai). Nous avons des membres qui ont travaillé sur ces thématiques sous l’égide de différentes organisations, ce qui nous donne une vision à 360 degrés de ces enjeux : la tâche la plus difficile sera d’en tirer une interprétation globale, c’est l’un des défis que nous nous sommes fixés.

À l’heure où plusieurs ONG, dont Internet Sans Frontières, dénoncent de nombreuses coupures d’Internet par certains gouvernements, la neutralité du net reste considérée comme un principe essentiel pour assurer le respect des droits et libertés fondamentaux sur Internet. Que risqueraient les citoyens si elle n’était plus garantie ?

Cela m’attriste, mais dans de nombreuses régions du monde, la neutralité du net n’est plus le principe : elle devient presque l’exception. Il y a des pays dans lesquels l’accès à l’Internet n’est pas complet : il ne s’agit pas de l’Internet qu’on a connu il y a 10 ans, sur lequel on pouvait accéder à toutes les ressources que l’on souhaitait. Il faut se poser une question existentielle quant à la neutralité du net : quelle est la réalité de ce principe aujourd’hui ? Il est, de fait, bafoué. D’abord par les gouvernements, qui font du réseau et de ses infrastructures des espaces de souveraineté : cela leur permet de demander aux opérateurs de télécommunication et aux opérateurs des infrastructures réseau (les câbles, notamment) de censurer l’Internet. Le principe de neutralité subit également les assauts des acteurs privés. Sous les apparences de vouloir connecter le monde, qui est un très bel objectif en soi, des sociétés comme Facebook et d’autres vont proposer l’accès à un Internet gratuit mais partiel, qui ne contient que Facebook et certains sites choisis par Facebook et ses partenaires, dont on ne sait que très peu de choses, via une application, Facebook Free Basics. En outre, les plateformes vont signer des contrats avec des fournisseurs d’accès Internet tels qu’Orange ou Tigo, pour ne citer qu’eux, afin que les internautes ne soient pas débités lorsqu’ils utiliseront leurs services. C’est bien, car cela favorise l’accès à Internet, mais cet Internet se résume à Facebook. Or, le but de la neutralité du net est de consacrer un espace sur lequel on puisse voguer librement. Je doute donc que la neutralité du net soit encore un principe dans beaucoup de pays, et c’est inquiétant.

Pour revenir aux sources de ce principe, il faut beaucoup plus de transparence. Par exemple, il est difficile de savoir où le service Free Basics de Facebook est disponible, et c’est un problème. Si on ne sait pas où il est disponible, on ne peut pas savoir quels fournisseurs d’accès signent de telles conventions avec Facebook. Cette information devrait être publique, car Internet est une infrastructure publique, un bien public. Cela passe également par une meilleure gouvernance, notamment des infrastructures d’accès à Internet. On sait très peu sur ce qu’il se passe dans les consortiums de gestion des câbles sous-marins. Or, c’est cette infrastructure qui fournit une grande partie de la capacité d’Internet aujourd’hui. Il faudrait que la société civile ait un siège au sein de ces instances, en plus des États (qui ont un siège naturel car les câbles passent par leurs eaux territoriales) et des entreprises privées (qui financent le déploiement de ce matériel), pour pouvoir alerter en cas de pratiques attentatoires aux libertés et à la neutralité du réseau. Ce sont deux des pistes sur lesquelles nous travaillons.