Actualité 12 décembre 2017

Perspectives d’acteurs : Éric Briys

Fondateur de Cyberlibris

Fondateur de Cyberlibris, entreprise française pionnière des bibliothèques numériques académiques, professionnelles et grand public, Eric Briys était l’invité de la 20e édition d’Aux sources du Numérique. À cette occasion, il présentait son ouvrage "D’or et d’airain. Penser, cliquer, agir" (Les Belles Lettres, 2017), essai prenant la forme d’une promenade méditative et enrichissante au cœur de la société numérique. L’occasion de l’interroger sur les paradoxes qui régissent une humanité ultra-connectée.

Votre livre se présente sous une forme originale, comme une promenade méditative. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler cet ouvrage de cette manière ?

Je vais répondre en deux temps.

Il y a tout d’abord la décision de prendre la plume. L’écrivain autrichien explique mieux que quiconque cette décision : « J’écris parce qu’il y a beaucoup de choses que j’aimerais comprendre mieux. » Affronter la page blanche est un exercice salutaire, une invitation à prendre le temps, à se poser. J’aime particulièrement cette phrase de l’écrivain suisse qui écrit qu’« il faut que l’homme ait le temps de faire et tout à la fois de se regarder faire». C’est à mes yeux d’autant plus indispensable que nous vivons dans un monde qui a de plus en plus une addiction à la vitesse numérique. Je crois être bien placé pour en témoigner. À la barre de , entreprise que j’ai cofondée il y a dix-sept ans, je vis les trépidations de l’Internet en temps réel. Il arrive toutefois un moment où l’on ressent un impératif besoin de faire le point, de faire un pas de côté, ce pas qui permet un regard apaisé et patient.

Il y a ensuite la forme que prend cette prise de plume. Notre monde devient étonnamment complexe : sa complexité galopante est le fruit de ce que j’appelle la « loi M au carré », c’est-à-dire le produit simultané des et de . D’un capitalisme euclidien, nous basculons dans un capitalisme non-euclidien. Le plus court chemin n’est plus forcément la ligne droite. Nous avons à vivre au contact permanent de la non-linéarité. Ce ne sont plus les effets de premier ordre qui comptent, mais bien les effets d’ordre supérieur. Ce constat explique la forme du livre. Je multiplie les regards, les portes d’entrée en m’appuyant sur des lieux qui me sont familiers, sur des objets que j’affectionne, sur des gens que je vois à l’œuvre et enfin sur des idées qui, d’une certaine façon, me taraudent.

Ainsi, il peut paraître paradoxal de contempler le phare breton d’Ar Men pour tenter de comprendre la genèse de cette gratuité que l’on pense consubstantielle de l’Internet. Ce stoïque phare éclaire pourtant magnifiquement cette question au point de nous apprendre à nous méfier des évidences. Dans la comparaison entre le canif et le couteau suisse, il n’est pas question d’une différence de nombre de lames, mais bien d’une interrogation à propos des objets que nous complexifions en les rendant connectés.

Bref, vous l’aurez compris, ce livre est construit comme une flânerie, une invitation à la musardise qui, par ses détours et chemins de traverse, offre la possibilité d’un paysage étonnamment riche, paysage dans lequel physique et numérique finisse par s’hybrider, se créoliser.

Vous convoquez beaucoup d’objets du quotidien, de lieux communs, de personnalités connues de tous tout au long de cet ouvrage… Dans quel but ?

Il semble que nous développions de plus en plus une véritable passion pour les objets connectés, une passion qui ne cesse de m’étonner. Tout se passe comme si les objets, par la magie de leur connexion, sortaient de leur torpeur, pour ne pas dire de leur mort. Nous allons pourtant un peu vite en besogne et nous mettons de la nouveauté partout. Je regrette cette addiction qui se traduit par des expressions d’une violence inouïe : disruption, destruction créatrice, comme s’il n’était d’espoir que dans la tabula rasa.

Prendre le temps d’examiner des lieux et des objets avec lesquels nous entretenons un très long compagnonnage (la bibliothèque, le livre, le canif…) est salutaire car les questions qu’ils posent sont d’une étonnante modernité, tout comme le sont les enseignements qu’ils dispensent. Les exemples des canuts lyonnais, de la proto-industrie (cette industrie industrieuse d’avant la grande manufacture) permettent de penser notre relation au travail, au salariat, à l’innovation avec infiniment plus de sagesse et de clairvoyance que les concepts que l’on nous assène à longueur de temps.

La destruction créatrice me surprend par son arrogance comptable : qui peut nous garantir que son solde est bénéfique ? Qui en tient la comptabilité ? Pire encore, quid de ces choix technologiques que nous avons effectués non parce qu’ils étaient « meilleurs » que leurs rivaux mais parce qu’un évènement « incongru » a provoqué une bascule ? L’exemple du démarreur électrique automobile est édifiant : nous lui devons le moteur à combustion interne et la disparition du moteur à vapeur.

Le fait que nous mésestimions la valeur de nos données personnelles est un constat qui revient souvent dans votre ouvrage. Vous appelez notamment à « réagir avant que la vraie facture ne nous soit présentée par les tout-puissants suzerains numériques » : quelle(s) réaction(s) préconisez-vous ?

Il faut remettre l’église au milieu du village. Il s’agit d’un échange : nos données contre la gratuité. Mais il est sidérant que nous en sachions si peu sur les termes de cet échange. Sidérant car l’échange dont nous parlons est planétaire. Nous n’avons aucune idée des données que nous cédons, de leur envergure temporelle et spatiale, des types d’utilisation qui en seront faits. La gratuité, cette gratification instantanée, est-elle un adjuvant si puissant que l’échange nous anesthésie ?

Nous entrons dans un contrat de swap (pour employer le langage des banquiers) dont nous ne maîtrisons pas les paramètres mais qui pour sûr est à notre désavantage dès le départ. L’opacité de cette transaction fait le reste. Compte tenu des effets « gagnants qui raflent la mise » qu’engendrent ces silos de données, il est permis de s’interroger.

Il est grand temps que les autorités de la concurrence interviennent avec des méthodes appropriées. Certes, les effets d’échelle sont importants, et il n’est donc pas question de les remettre totalement en cause au risque de nuire aux consommateurs. En revanche, il est tout à fait possible de restaurer la concurrence numérique, de donner une chance aux challengers des GAFA en suivant dont je reprends ici quelques phrases :

« It is sufficient to reassign to each customer the ownership of all the digital connections that she creates — what is known as a “social graph”. If we owned our own social graph, we could sign into a Facebook competitor — call it MyBook — and, through that network, instantly reroute all our Facebook friends’ messages to MyBook, as we reroute a phone call. If I can reach my Facebook friends through a different social network and vice versa, I am more likely to try new social networks. Knowing they can attract existing. »

Ce serait un bon début.

De façon générale, vous pointez parfaitement les paradoxes qui régissent nos sociétés pleinement connectées : soumission aux géants du web via la transmission de « l’or » que représente nos données personnelles en échange d’une forme de liberté (illusoire), monde toujours plus « seamless» qui s’écrit néanmoins à grands coups de « disruption », de « destruction créatrice », de « darwinisme digital », d’« uberisation »… De quoi ces paradoxes sont-ils le symptôme, selon vous ? Que disent-ils de nos sociétés contemporaines ?

Ces paradoxes sont le symptôme évident d’une profonde maladresse de la richesse. Nous avons la richesse maladroite comme si nous n’avions rien appris du passé, un passé pourtant documenté par les historiens. L’historien anglais Simon Schama est par exemple l’auteur d’un livre remarquable intitulé L’embarras de richesses, ces richesses qu’aura permis d’accumuler la célèbre Compagnie des Indes Orientales. La leçon de richesse hollandaise est édifiante.

Nous persistons néanmoins dans cette maladresse au point de chasser la productivité dans tous les recoins. Il fut un temps où les économistes s’étonnaient de ne pas voir l’ordinateur dans les statistiques de la productivité. Aujourd’hui, les mêmes économistes s’étonnent de ne pas voir l’intelligence artificielle dans une productivité qu’ils estiment trop basse. Je n’ose imaginer Gutenberg trépignant de ne point voir l’effet du livre dans la productivité de son temps ! J’ai la nette impression que ces économistes sont dupés par la productivité moyenne qui masque une polarisation de la productivité et une prédation par certains de la valeur ajoutée bien au-delà de leur productivité marginale.

Je suis frappé que nous soyons toujours aussi obsédés par la mesure de la richesse au point d’en oublier l’équité de sa distribution. Et, en la matière, nous sommes loin du compte. Il y a fort à faire.

 

Pour finir, en se fondant sur les multiples constats que vous dressez tout au long de cet ouvrage, comment voyez-vous l’avenir ? Êtes-vous plutôt pessimiste ou optimiste ?

Je n’aime pas les cases. Je n’ai pas envie que l’on dise : ses propos s’expliquent, il est optimiste — ou pessimiste. Le livre est intitulé D’or et d’airain, et non pas D’or ou d’airain. Ce livre est avant tout une flânerie. D’aucuns ont qualifié cette flânerie de romantique, ce qui n’est pas pour me déplaire. Les Romantiques pensaient que la Raison des Lumières était prématurée. Celle des Lumières numériques l’est à mon avis tout autant.


Ecoutez également le podcast de la rencontre avec Eric Briys.