Actualité 15 janvier 2019

Perspectives d’acteurs : Dominique Pasquier

Sociologue

À travers son ouvrage "L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale" (Presses des Mines, 2018), la sociologue Dominique Pasquier a mené un passionnant travail d’enquête sur les pratiques numériques d’une catégorie de population nouvellement médiatisée depuis le début du mouvement des gilets jaunes. Du partage de citations sur Facebook aux soirées passées à naviguer sur Le Bon Coin, en passant par la prééminence de la tablette, c’est un autre Internet, encore un peu subi, qu’utilise cette catégorie de population. Tour d’horizon.

Le mouvement des gilets jaunes, organisé avant tout sur Internet et les réseaux sociaux, est-il représentatif de cet Internet des familles modestes dont vous brossez le portrait dans votre enquête ?

J’ai rapidement réalisé que c’était exactement la catégorie de personnes que j’avais interrogée pour mon enquête ! Cette haine qui semble surprendre est en réalité très ancienne et larvée, notamment sur Facebook. C’est ce qui m’a frappée : lorsque je regarde leur organisation sur Facebook, en groupes, j’ai l’impression de voir à grande échelle ce que je voyais sur des comptes que j’ai étudiés, de gens qui se connaissent bien et qui partagent la même vie, les mêmes contraintes.

En facilitant l’exposition d’anecdotes que l’on se racontait en famille, dans les repas sur le rapport des élites politiques à l’argent, salaires ou dépenses extravagantes, Internet crée une morale en chaîne, où l’injonction à l’assentiment prime : un individu qui envoie un panneau reprenant des chiffres souvent mensongers et toujours exorbitants sur, par exemple, les salaires des hommes politiques en France, attend de celui qui le reçoit qu’il témoigne de son approbation en le faisant circuler à son tour. Ce sera une manière de signifier sa proximité sociale avec l’expéditeur et morale avec le contenu du message. Gare à celui qui n’est pas d’accord !

Les individus modestes sont-ils exclus de la révolution numérique comme on peut l’entendre parfois ?

Il y a peu de travaux sur cette catégorie de population. Ce qui m’a frappée dans mon étude, notamment par rapport aux travaux de Fabien Granjon réalisés il y a une dizaine d’années, c’est qu’Internet semble avoir toujours été là pour les familles modestes. Ces personnes savent chercher de l’information sur le web, et savent faire le tri entre une information valable et une information fausse. Ils ne le font peut-être pas parfaitement, mais ils ont acquis une certaine aisance dans le domaine.

"Les sites administratifs semblent ne pas avoir été réfléchis en termes d’ergonomie. Ces sites présentent des cheminements compliqués à des personnes qui n’ont pas l’habitude de cheminer de cette façon."

Pour autant, les individus modestes subissent encore, d’une certaine manière, Internet. Je veux dire par là qu’ils se sentent obligés d’être connectés, et ce sont bien souvent leurs enfants qui les poussent dans cette démarche. A ce titre, l’argument scolaire est fréquemment le plus convaincant, accru par l’émergence de logiciels comme Pronote. Mais cela va plus loin. Il y a une sorte de mécanisme de culpabilisation, comme si, en ne se connectant pas, ces personnes ne donnaient pas à leurs enfants toutes les chances de réussite. L’autre versant de cet « Internet subi », c’est bien entendu la dématérialisation des services administratifs.

Mais attention : Internet subi ne veut pas dire qu’on n’y prend pas du plaisir… C’est une des autres choses qui m’a frappée lors de cette enquête : Internet agit comme une nouvelle télévision locale pour cette catégorie de population. Ils vivent en zone rurale, font parfois quarante kilomètres pour rentrer chez eux le soir, et vont sur Le Bon Coin : c’est un moment de délassement, au même titre qu’allumer la télé en rentrant chez soi le soir, sauf que l’on reste dans une sphère très locale, puisqu’ils regardent les bonnes affaires dans les environs.

Comment expliquez-vous le paradoxe d’internautes que vous décrivez très à l’aise sur Le Bon Coin, et totalement démunis sur les sites administratifs ?

L’interface du Bon Coin est ergonomique, minimale, et ne cherche pas à faire joli : c’est en cela qu’elle fonctionne très bien. En revanche, les sites administratifs semblent ne pas avoir été réfléchis en termes d’ergonomie. Leurs concepteurs n’ont probablement pas fait de tests auprès d’utilisateurs en difficulté face à l’appropriation numérique.

Sinon, comment expliquer que ceux qui se débrouillent si bien sur Le Bon Coin, ou sur leur application bancaire sur téléphone, très bien conçue également et très utilisée, ne savent pas trouver un onglet sur le site de la CAF ou de Pôle Emploi ? Ces sites présentent des cheminements compliqués à des personnes qui n’ont pas l’habitude de cheminer de cette façon.

Quels autres usages d’Internet propres aux familles modestes avez-vous remarqué au cours de cette enquête ?

L’usage d’Internet n’est que très rarement individuel dans les familles modestes, qui se plient à un principe de transparence. Ainsi, lorsque j’ai mené mes entretiens, j’ai souvent entendu « on n’a rien à cacher ». Les parents sont amis avec leurs enfants sur Facebook, et il n’y a souvent qu’une seule adresse email pour le couple, voire pour le foyer.

Les panneaux « citations » sur Facebook sont extrêmement partagés par cette catégorie de population. Ces citations font figure de morale populaire, érigeant l’authenticité, la franchise comme valeurs cardinales de ces individus, versus la tromperie des autres.

Une autre spécificité que j’ai remarquée lors de l’étude de terrain : les individus issus des classes populaires nourrissent un sentiment de culpabilité envers les petits commerçants lorsqu’ils achètent en ligne. Ce qui peut donner lieu à des situations inédites où le prix d’un bien affiché sur un site fait l’objet d’un marchandage auprès du commerçant, avec l’idée de laisser une chance à ce dernier s’il consent un rabais. Il y a également le cas des panneaux « citations » sur Facebook, qui sont extrêmement partagés par cette catégorie de population. Ces citations font figure de morale populaire, érigeant l’authenticité, la franchise comme valeurs cardinales de ces individus, versus la tromperie des autres.

Qu’en est-il de l’email ?

Il y a un vrai malaise avec la pratique de l’email, que j’explique par deux choses. Le mail est asynchrone et suppose une orthographe relativement correcte. D’un côté, on ne sait pas si le destinataire l’a bien reçu et quand il répondra, de l’autre, le mail demande un rapport à l’écrit qui rappelle trop l’école. Pour communiquer Facebook est bien plus naturel. Rappelons aussi qu’il s’agit de personnes qui n’ont aucun usage du mail dans leur vie professionnelle… Le mail est juste une signature administrative obligatoire pour les relations avec les services publics et une identité d’acheteur pour les sites, ce qui en l’occurrence génère un nombre considérable de spams…

De façon plus générale, cela pose la question de l’appropriation d’un média fondé sur l’écrit dans des milieux sociaux où les scolarités ont été courtes. Il y a à ce sujet une belle enquête de Laura Robinson mettant en évidence le fait que dans les milieux sociaux favorisés, les parents confrontent leurs enfants à deux types d’écrit, l’écrit traditionnel et l’écrit sur écran, et leur apprennent à avoir des compétences croisées, alors que dans les classes populaires, les enfants sont souvent confrontés à un seul type d’écrit, sur écran. Cela me rappelle toujours cette phrase du philosophe Jacques Rancière, qui a travaillé sur des écrits ouvriers du XIXe siècle : « une langue commune appropriée par les autres », ceux à qui elle n’était pas destinée.


Parce que la multitude a son mot à dire, nous en avons débattu avec elle au Tank. Un échange à (ré)écouter en intégralité :

Nous en avons également profité pour lui poser quelques questions en vidéo. C’est le LU d’Aux sources du numérique :

Aux Sources du Numérique (ASDN) est un cycle de rencontres matinales au Tank, initiées par Renaissance Numérique et Spintank. Aux Sources du Numérique nourrit la réflexion sur les enjeux sociétaux, économiques et politiques de notre société numérique en invitant tous les mois un auteur ou une autrice.