Publication 1 décembre 2025
Souveraineté numérique : l’angle mort des citoyens
L’Europe souhaite une « souveraineté numérique » ( « Qu’est-ce que la souveraineté numérique ? », notre interview avec Julien Nocetti), mais elle continue de traiter les citoyens comme de simples figurants dans une course technologique entre États et grandes entreprises. Derrière les annonces de sommets, de plans d’investissement et de « préférence européenne », un angle mort persiste : la capacité réelle de chacun à comprendre, critiquer et maîtriser les technologies qui redessinent la connaissance, le travail, les droits et la démocratie.
En quelques jours, trois scènes politiques ont pourtant dessiné un même paysage. À Berlin, la France et l’Allemagne se sont engagées à accélérer le développement des « modèles d’avant‑garde » de l’IA, mobilisant talents et capitaux pour rattraper les États‑Unis et la Chine. À Bruxelles, la Commission a présenté un vaste plan de simplification numérique (digital omnibus), tout en proposant d’édulcorer l’obligation de « maîtrise de l’IA » inscrite dans l’AI Act, réduite à un simple encouragement laissé à la bonne volonté des entreprises. À Paris enfin, l’Assemblée a débattu du sort des 4 000 conseillers numériques, dont le financement reste incertain, alors même qu’une part importante de la population reste éloignée des possibilités offertes par le numérique. Trois moments, un même paradoxe : l’Europe investit massivement dans les infrastructures et les modèles d’IA, mais ne consacre que des miettes à celles et ceux qui doivent les utiliser.
Relier IA, inclusion et littératie numérique
L’IA, l’inclusion et la littératie numérique et en IA restent traitées comme des dossiers séparés, chacun avec ses administrations, ses budgets et ses calendriers. C’est pourtant dans leur articulation que pourrait naître la fameuse « troisième voie » européenne, entre laisser‑faire américain et contrôle autoritaire. Une souveraineté numérique qui ne serait pas seulement affaire de serveurs, de centres de données ou de champions industriels, mais de pouvoir d’agir concret pour les citoyens.
Aujourd’hui, la fracture dite numérique se traduit par des inégalités massives d’accès aux droits, à l’emploi, aux services publics, à l’information. En France, plus de 30% de la population est considérée comme éloignée du numérique. Dans les permanences sociales, les maisons France Services, les associations de quartier, reviennent les mêmes difficultés : formulaires incompréhensibles, interfaces hostiles, injonction à « tout faire en ligne » sans accompagnement. Près de 65% des Français disent leurs craintes face aux outils digitaux et 20% identifient le manque de compétences comme premier obstacle. Au niveau européen, 44% des citoyens sont privés des compétences numériques de base.
Cette situation freine l’appropriation d’une IA souveraine, qu’on ne peut pas réduire à des injonctions et des campagnes de communication invitant à « oser » ces dispositifs.
Jean-François LUCAS
Faire des compétences un choix politique
Des pistes existent, mais elles restent traitées comme des variables d’ajustement. Il faudrait d’abord repenser en profondeur la place du numérique à l’école, pas seulement comme apprentissage d’outils, ou support pour l’étude d’autres disciplines, mais comme espace de compréhension d’un quotidien numérisé dont les enfants sont déjà acteurs. Cela implique des horaires dédiés, une formation solide des enseignants, et une reconnaissance institutionnelle de ces savoirs au même titre que les autres. C’est ce que notre collectif soutient dans la proposition 5 de son dernier rapport sur la littératie en IA, « Renforcer l’enseignement au numérique et à l’IA tout au long de la formation initiale« .
Ensuite, une part des milliards d’euros investis chaque année dans l’IA pourrait être fléchée, par la loi, vers la montée en compétences de l’ensemble des acteurs (salariés, formateurs, élus locaux, militants associatifs, citoyens). Ce ne peut pas être un supplément d’âme laissé au mécénat ou à la communication de certaines grandes entreprises : il s’agit d’un investissement stratégique, pour réduire les inégalités, sécuriser les transitions professionnelles et renforcer l’analyse critique des usages. Il ne s’agit pas d’une taxe de plus, mais d’un investissement de long terme, profitable au privé comme au public. En France, le Haut-commissariat à la Stratégie estimait déjà en 2018 qu’un plan ciblé de formation numérique à destination de 4,7 millions de personnes permettrait de générer des bénéfices de 1,6 milliard d’euros par an. Nous continuons pourtant d’aller dans le sens inverse.
La souveraineté se joue aussi là
Continuer à parler de « souveraineté numérique » sans inscrire noir sur blanc des obligations de formation et d’accompagnement dans les textes européens et nationaux, c’est accepter que ce mot ne concerne que les gouvernements et les industriels. Une souveraineté réservée aux experts n’est qu’une forme raffinée de dépossession.
De là une contradiction évidente : comment attendre de millions de personnes qu’elles choisissent des infrastructures et des outils dits souverains si elles n’en maîtrisent pas les enjeux ? Tant que les décisions se prennent « par le haut », sans investissement massif dans les compétences, elles resteront abstraites pour la majorité. Le prix, la disponibilité, l’efficacité, la sécurité demeurent alors des critères décisifs, bien avant toute considération de souveraineté. La littératie numérique et en IA doit donc être reconnue comme un impératif démocratique, social et économique, pas comme la dernière roue de la souveraineté.
Il est temps de considérer chaque citoyen non plus comme une cible de dispositifs numériques, mais comme un acteur capable de les interroger et donc de les choisir de manière éclairée. Lors du sommet de Berlin, le chancelier Friedrich Merz a déclaré que « la souveraineté numérique coûte de l’argent, mais que la dépendance numérique est encore plus chère ». Elle le sera plus encore si tout un pan de la société reste à l’écart des compétences nécessaires pour en tirer profit.