synthese
La réflexion sur les priorités numériques de l’Union européenne est récente : « si elle nous paraît aujourd’hui complétement évidente, en 2009, le mot numérique n’apparaissait que dans une note de bas de page » témoigne ainsi Eric Peters. L’économie numérique fait partie des dix priorités principales du mandat du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. L’UE considère le numérique comme une révolution technologique, dont elle veut étudier l’impact sur la société et le politique et pas seulement « comment mieux utiliser le cloud pour les entreprises ou comment pousser les consommateurs à acheter en ligne ». Benoit Thieulin salue ce changement au sein de la Commission européenne, signe que le numérique est désormais perçu comme « une transgression générale qui touche tous les secteurs » : en effet, on ne commence à parler de transformation générale de la société et de l’économie par le numérique que depuis ces trois dernières années.
Pour autant, les leviers d’action de l’UE sont limités aux compétences qui lui sont attribuées par les Etats membres : elle dispose par exemple de peu de pouvoir sur l’éducation, pourtant essentielle dans la formation au numérique à long terme. Eric Peters explique que la feuille de route de la Commission, publiée le 6 mai 2015, a ainsi ciblé ses actions sur « ce qu’elle sait faire, ce qu’elle peut faire et ce qu’elle peut délivrer », autour de trois piliers :
Table ronde sur les stratégies num fr et européenne @Strategie_Gouv et @RNumerique (1 parle 3 tweete :-) pic.twitter.com/QoKY6r2lP8
— Elisabeth Bargès (@ebarges) 1 juillet 2015
Loïc Duflot rappelle les 4 piliers de la stratégie française dévoilée le 18 juin :
Cette stratégie donne des indications, qui pourront être traitées à l’échelon national ou européen.
Pour Benoît Thieulin, l’articulation de deux feuilles de route numériques est un « débat tactique » : « il faut cinq ans pour faire une directive européenne, il faut un an et demi pour faire une loi : c’est encore long mais c’est déjà mieux ». Le Conseil national du numérique préconise donc l’instauration d’un « principe de subsidiarité dans le temps » et encourage les Etats à prendre les devants. Benoît Thieulin souligne la nécessité de mener des débats nationaux sur les grands principes tels que la loyauté des plateformes, les biens communs, l’innovation ouverte ou l’auto-détermination informationnelle et de « les inscrire dans notre droit quitte à ce qu’ils soient ensuite répétés dans le droit européen ». Eric Peter considère lui aussi que « la mobilisation des parlements nationaux assurerait une bonne ventilation des idées nationales au niveau européen ».
Face aux évolutions rapides du numérique, Benoît Thieulin plaide pour plus de créativité dans la réglementation : on pourrait imaginer l’application automatique dans le droit européen de ces principes dès qu’ils sont votés dans cinq Etats membres. Pour Samuel Le Goff également, « si on attend l’Europe, on peut attendre longtemps : il faut se lancer. La loi française peut servir à aiguiller Bruxelles et les autres Etats européens. »
Eric Peters témoigne malgré tout de l’inquiétude de l’Union européenne de voir la France légiférer avant l’application de sa feuille de route numérique. Etienne Drouad s’inquiète également qu’on puisse modifier la loi Informatique et Libertés avant d’avoir la dernière version de la stratégie européenne de protection des données.
Pour Etienne Drouard cependant, sur certains sujets, l’échelon européen est le plus pertinent, notamment quand les Etats sont bloqués par des conflits d’intérêts entre des acteurs majeurs : sur le e-commerce et la question de la propriété intellectuelle par exemple, « quand on est coincé entre la FIFA et le Ministère de la Culture, on ne peut pas réguler le droit d’auteur et les droits audiovisuels. Aucun Etat membre n’aurait pu le faire chez lui sans se mettre tous les acteurs à dos. »
Selon Etienne Drouard, pour établir une politique européenne effective de protection des données personnelles, il faut mettre en place un accord avec les Etats-Unis : « si on ne se met pas d’accord avec eux, nos principes qui n’ont pas gagné dans le domaine économique n’auront pas non plus gagné dans le domaine réglementaire ». Au préalable donc, la position européenne doit être clarifiée pour que nos négociateurs européens puissent la porter aux Américains.
Après cette harmonisation tant attendue, il faut aborder le sujet de la confidentialité des données personnelles à l’aune de l’économie des données, car « si on enlève l’économie de la donnée personnelle à l’économie de la donnée, il n’en reste plus grand-chose : c’est elle qui rapporte de l’argent. » Le débat sur les données personnelles « ne doit pas être confisqué par les actualités liées à l’affaire Snowden ou aux révélations de Wikileaks ».
En effet, Eric Peters confirme que la question des données a été essentiellement traitée à l’aune de la protection des personnes, mais qu’il ne faut pas oublier « les deux autres angles du triangle » que sont l’innovation et les politiques publiques. Les concepts émergents de responsabilité, propriété et libre-circulation des données doivent ancrer de façon claire ces trois angles dans la législation.
Les feuilles de routes stratégiques française et européenne, de même que le rapport du Conseil du numérique, accordent un large champs d’action à la question de la régulation des plateformes (sur ce sujet lire le compte rendu de notre conférence au FGI). Pour les intervenants, la question de la régulation des services numériques est un sujet à traiter, mais pour lesquels aucune réponse n’est encore arrêtée. « Nous ne sommes pas prêts » explique Eric Peters, de la Commission européenne. Sur ces sujets, Bruxelles ouvrira donc une consultation de la société civile et de l’écosystème numérique à l’automne.
Benoît Thieulin appelle ainsi à mettre sur la place publique les concepts qui ont l’air technique (neutralité du net, portabilité, auto-détermination informationnelle, etc.) et dont seuls les experts discutent mais qui, en réalité, concernent chacun d’entre nous. Seul un débat public important garantirait qu’une fois passés, ces sujets ne soient pas « détricotés par les lobbys et les gens influents ». Mais Samuel Le Goff souligne deux obstacles à la mise en place d’un tel débat : un manque d’experts et de rapports déjà écrits pour lancer un vrai débat de fond et un manque de confiance entre les parties. Il interroge « la crédibilité qu’on peut apporter à la stratégie numérique française, par ailleurs très bien, quand le gouvernement fait en même temps passer la loi renseignement » qui sape la confiance.
Mais même si la Commission Juncker s’empare de ces sujets, Benoît Thieulin déplore que le numérique ait été « le sacrifié des arbitrages, l’oublié des négociations internationales ». Le rapport du CNNum appelle à la création d’un Innovation Act qui mettrait en place des financements dans des secteurs ciblés, un statut de jeune entreprise innovante européenne et des « agences de notation » afin de juger de la loyauté des plateformes numériques : « évaluer la bonne structuration et stabilité des API des plateformes. » Ces agences de notation ne décoderaient pas les algorithmes des plateformes, protégés par le secret industriel, mais feraient du retro-engineering en les testant.