Publication 28 mai 2025

Consultation « EU democracy shield » : Notre réponse

La Démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux sont des piliers de l’Union européenne. Pourtant, les démocraties européennes font face à des menaces croissantes : manipulation de l’information, cyberattaques, financements politiques occultes ou désinformation. Selon l’Eurobaromètre 2024, les citoyens identifient comme principales menaces la perte de confiance envers les institutions (36 %) et la diffusion de fausses informations (34 %). De plus, 82 % estiment que la désinformation constitue un problème pour la démocratie. Pour y répondre, la présidente von der Leyen a formulé sa volonté de mettre en place un European Democracy Shield , afin de renforcer la résilience démocratique. Ainsi, Renaissance numérique a travers ses travaux apporte une analyse critique des effets du numérique sur la démocratie, en soulignant à la fois les risques (désinformation, manipulation électorale, exclusion numérique) et les leviers nécessaires pour une gouvernance numérique plus équilibrée, inclusive et respectueuse des droits fondamentaux.

CONTRIBUTEURS

  • Samuel LE GOFF Président, Renaissance Numérique

  • Jean-Francois LUCAS Délégué Général, Renaissance Numérique

  • Ruben NARZUL Consultant, Indépendant

  • Joan DEMURE Rapporteur / Chargé de mission, Renaissance Numérique

  • Maria EDUARDA FONSECA Rapporteure bénévole, Renaissance Numérique

Renaissance Numérique, un forum ouvert pour étudier les transformations numériques de la société

Renaissance Numérique est un think tank fondé en 2005, qui a une activité de réflexion et de publications régulière sur les évolutions de la société numérique. Nous sommes un forum ouvert, regroupant des représentants de toutes les parties prenantes (grandes et petites entreprises, associations, ONG, universitaires…), avec comme objectif d’offrir un lieu d’échanges, d’analyses et de rencontres exclusif pour débattre et éclairer les choix pour une société numérisée responsable.

Notre activité couvre de nombreux champs sur les questions numériques, mais une part importante de notre activité est consacrée aux choix politiques, que ce soient les débats électoraux, les évolutions des législations nationales et des réglementations européennes. Dès 2017, nous avons travaillé sur la haine en ligne  et sur le phénomène de la désinformation et des “fake news”. Nous avons aussi la conviction que le numérique représente un ensemble de dispositifs et d’usages bénéfiques à la vie politique et citoyenne.

Nous avons eu, au fil des années, une série de réflexions, que nous souhaitons partager, sur l’impact du numérique sur la préservation de la démocratie.

Les menaces de la numérisation sur la démocratie

La question des atteintes à notre système démocratique nous préoccupe depuis longtemps, car le vecteur numérique, même s’il est loin d’être le seul, est largement utilisé par ceux qui veulent déstabiliser le système politique européen. L’initiative de la Commission européenne d’en faire une priorité politique nous semble donc bienvenue.

Ces attaques contre la démocratie libérale ont toujours existé, mais trouvent un écho particulier ces dernières années, qui se traduisent dans les urnes. Le premier problème est la montée en puissance des adversaires du système démocratique, qui réalisent des performances électorales de plus en plus importantes. Le deuxième sujet est la perturbation, concomitante, des processus délibératifs, voire du déroulement des campagnes électorales et des scrutins, par ces mêmes personnes.

À ce titre, nos travaux nous ont également amené à être méfiants vis-à-vis des initiatives visant à utiliser les technologies numériques pour les opérations de vote et la propagande électorale. L’ampleur des piratages informatiques a montré une grande créativité des hackeurs, capables de s’attaquer à des systèmes pourtant bien protégés. Les fuites de données, malheureusement nombreuses et de grande ampleur, ont sans doute permis de créer des fichiers suffisamment précis, couvrant une grande partie de la population, pour adresser des messages de manière précise et crédible. La méfiance des citoyens peut se retrouver atténuée, si le contenu du message contient des éléments précis sur leur situation, laissant penser que leur interlocuteur est une personne fiable. Enfin, les performances des intelligences artificielles génératives de création visuelle atteignent des niveaux indétectables dans la falsification de contenus.

Dans ce contexte, le numérique, en tant que système sociotechnique et politique, peut amplifier la défiance croissante des citoyens envers leurs dirigeants, et plus globalement, envers leurs élites (politiques, économiques, médiatiques…). À titre d’exemple, d’après le baromètre annuel Verian-La Croix/La Poste sur la confiance des Français dans les médias, seuls 32% pensent que l’on peut avoir confiance dans ce que disent les médias sur les grands sujets d’actualité.

Il ne fait cependant aucun doute que le débat politique prenant place de façon conséquente sur les plateformes en ligne, une attention aux dispositifs numériques et à leur fonctionnement est indispensable, car ils orientent et façonnent la manière dont le débat politique se déroule.

Cette conjonction d’éléments incite à revenir à des formes non numériques, comme le vote dans une urne physique, contrôlée par des personnes humaines, sans intervention du moindre processus électronique.

Les désillusions des “civic tech”

Les années 2010 ont été marquées par l’essor d’initiatives de gouvernement ouvert et de participation citoyenne, souvent portées par le numérique. De nombreuses plateformes dites de civic tech ou de participation citoyenne en ligne ont ainsi vu le jour pour recueillir pétitions, contributions et diverses propositions. La France s’est engagée dans cette voie, à travers son adhésion au Partenariat pour un gouvernement ouvert par exemple, ou encore via l’adoption de lois emblématiques comme celle sur la République numérique en 2016. Renaissance Numérique s’est pleinement associé à cette dynamique, en proposant notamment la mise en place d’une véritable gouvernance de l’open data. Cependant, ce mouvement n’a jamais réellement atteint l‘ampleur escomptée.

Le problème est global, car plusieurs initiatives de consultation à grande échelle, sans usage des dispositifs et outils numériques, n’ont pas pleinement répondu aux attentes. Certaines, parmi les plus médiatisées, ont même suscité une profonde déception, à l’instar du Grand Débat ou encore de la Convention Citoyenne pour le Climat. Malgré une organisation rigoureuse et l’implication d’acteurs tels que le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE), la traduction concrète de ces exercices en décisions politiques tangibles est restée limitée, principalement par manque de reprises réelles des décideurs politiques. Tout cela nuit à la crédibilité des élus, des processus démocratiques, et mine les nouvelles initiatives qui pourraient être prises dans ce sens.

Le défi de la réhumanisation de la dématérialisation

L’autre sujet, qui nous alarme davantage, est l’effet d’amplification de l’exclusion sociale qui a été généré par le mouvement de dématérialisation des services publics. L’utilisation du numérique, pour alléger les tâches des agents publics, et pour permettre un accès sans déplacement et à toute heure, pour les usagers, est une bonne idée. Mais elle demande des moyens techniques et le maintien d’un accompagnement humain, pour que l’ensemble des citoyens puissent conserver un accès réellement facile aux services publics. Nous devons constater que c’est encore loin d’être le cas : les publics les plus fragiles et les plus éloignés du numérique ont vécu une dégradation réelle de leur accès à leurs droits et aux services publics. Ils l’ont ressenti comme un véritable abandon et une rupture d’égalité, voire un déni de leur appartenance à la communauté nationale. Nous pensons que ce ressenti fait partie des raisons du fossé qui s’est creusé, notamment entre territoires ruraux et métropoles, entre couches populaires et peu à l’aise avec la littératie numérique, et celles qui le sont plus.

Le numérique n’est jamais une fin en soi : l’accompagnement humain et l’écoute restent deux éléments fondamentaux. C’est un point que les décideurs européens doivent avoir à l’esprit, car il ne relève pas du niveau législatif, et dépend donc d’autres acteurs, qui tiennent la clé de la réussite, ou non, des actions lancées au niveau européen. Il faut donc que des lignes directrices, mais également des moyens humains soient priorisés, pour l’accompagnement de ces populations éloignées du numérique. Cette action est déjà engagée en France, avec l’action des collectivités locales et de l’Agence nationale de la Cohésion des Territoires, mais reste fragile (ANCT).

Repenser les moyens européens face à l’exclusion numérique 

L’exposition d’individus aux médias sans une éducation adéquate à ce sujet représente également un danger. L’éducation aux médias, au numérique, et à l’esprit critique, est indispensable. Si l’éducation nationale, en France notamment, s’est lancée dans ce travail pour les enfants scolarisés, beaucoup reste à faire en direction d’autres publics, comme les personnes âgées, plus vulnérables aux mensonges, aux arnaques et à la manipulation de l’information. La société civile pourrait jouer un rôle important dans cette mission de promouvoir la littératie numérique, en mobilisant du personnel qualifié, et en intervenant sur le terrain, mais cela suppose de renforcer leurs moyens financiers, qui sont aujourd’hui très limités.

Les autorités publiques et les entreprises du numérique, notamment, ne suffisent pas : elles n’ont pas nécessairement les moyens et, surtout, l’accompagnement n’est pas dans leurs missions prioritaires. Il est donc indispensable d’avoir un tiers secteur, issu de la société civile, qui puisse mener ces actions d’accompagnement, qui nécessite d’avoir la confiance des personnes accompagnées. Tous les pays ne sont pas au même niveau dans le développement et la force d’action de la société civile. La France, du fait de sa tradition très étatique, ne dispose pas d’une société civile aussi développée et dotée de moyens que d’autres pays européens (Danemark/Norvège), et encore moins que les Etats-Unis. L’une des pistes de revitalisation du lien démocratique serait de renforcer les corps intermédiaires, et seule une initiative européenne pourrait être efficace.

Ces moyens ne doivent pas seulement se résumer à des subventions publiques. Elles créent une dépendance, en cas de part trop importante venant de ce seul financement, et leur diminution peut être brutale en cas de dégradation des finances publiques. La France, par exemple, présente des fragilités, avec un important effort de redressement de ses finances publiques, qui passera nécessairement par une baisse des dépenses. Il est indispensable de trouver des mécanismes permettant une diversification, avec des subventions qui peuvent venir de l’Europe, mais cela nécessiterait une simplification. Actuellement, les petites entités, comme Renaissance Numérique par exemple, n’ont pas la taille suffisante, ni les moyens humains, de présenter les dossiers de demandes et les évaluations, pour bénéficier de fonds européens.

La société civile comme tiers de confiance

La faiblesse de la société civile se retrouve aussi, très concrètement, sur les questions numériques, où les législateurs/régulateurs se retrouvent beaucoup en face à face avec les grands acteurs et plateformes numériques. C’est particulièrement frappant en France, où les entités appelées à jouer ce rôle de tiers, sont peu nombreuses et parfois fragiles. Même si le régulateur français a réussi à désigner plusieurs signaleurs de confiance, dans le cadre de l’application du DSA, la plupart des associations nommées ont indiqué que l’absence de moyens accordés pourrait se révéler être une difficulté pour l’exercice des prérogatives qui leurs sont allouées.

Il pourrait être également utile que des tiers puissent être chargés de l’évaluation de l’action des plateformes, afin de ne pas arriver à accepter, soit une forme d’auto-évaluation par les plateformes (ce qui est largement le cas avec les rapports de transparence), soit dans un examen superficiel par les régulateurs, qui n’ont pas les moyens.

Nos travaux sur la gouvernance de l’IA montrent que trop souvent, les représentants de la société civile sont associés au dernier moment, ou alors consultés en amont, sans que leurs positions ne soient prises en compte, du fait de leur absence dans les cénacles où se prennent les décisions.

En France, il n’existe pas véritablement d’organisation qui soit en capacité de procéder à une analyse experte et indépendante des données fournies par les plateformes, et de fournir ainsi un regard indépendant, à même de créer la confiance dans le public.

Trouver le bon équilibre entre droits fondamentaux et sécurité

Certaines initiatives, européennes ou nationales, sur les usages du numérique, ont pu dégrader la confiance dans la manière dont ces outils sont utilisés. C’est toute la question de la défense de la vie privée et des libertés en ligne, qui se heurte régulièrement à des textes de loi visant à réduire les garanties sur la confidentialité des échanges, des données, à accroître les capacités des autorités publiques à retirer des contenus, sans que les garanties de respect des libertés et droits fondamentaux paraissent suffisantes. La lutte contre les contenus terroristes, qui est légitime, doit pouvoir être conciliée avec la liberté de communiquer. Nous avons eu l’occasion d’évoquer les enjeux démocratiques autour de ce sujet, très technique dans sa mise en œuvre.

Renaissance Numérique s’est aussi régulièrement élevée contre les tentatives de mettre en place des outils de vidéo-surveillance, avec des technologies couplant la reconnaissance faciale et l’intelligence artificielle. Le dernier épisode a été la tentative du gouvernement français, qui a finalement échoué, d’affaiblir le chiffrement des communications des messageries en ligne.

Cela a pour conséquence de fragiliser le lien entre les décideurs et certains pans du secteur numérique, notamment celui des promoteurs des communs numériques, la communauté technique d’internet et les défenseurs des libertés. Des collaborations qui pourraient être fructueuses, sur la modération des contenus, ne se font pas, faute de confiance, alors même que les ressources existent. L’encyclopédie en ligne Wikipédia a été d’une très grande efficacité, pendant la pandémie, pour lutter contre les contenus problématiques et les manipulations sur les sujets de santé.

Or, une collaboration fluide entre plateformes, société civile et pouvoirs publics est indispensable pour endiguer les flots de désinformation et de manipulation en ligne, que ce soit sur les réseaux sociaux ou ailleurs, dans la production de contenus faux sur des sites imitant parfois très bien les sites des médias.

L’impératif de mise en oeuvre des régulations européennes pour contrer les ingérences

Il serait également nécessaire de mettre concrètement en œuvre la régulation européenne du numérique qui a été votée lors de la précédente mandature. Renaissance Numérique s’est livré à une analyse de ce bilan, de la manière dont la régulation est mise en place en France.

Un important travail de mise en cohérence, d’édiction de lignes directrices et de règlements d’application est nécessaire. Même si cet aspect peut sembler rébarbatif, et offrir assez peu d’opportunités médiatiques pour les élus et dirigeants politiques de la Commission, il est néanmoins indispensable.

Sur la question des ingérences et de la désinformation, l’Union européenne s’est dotée d’un arsenal, notamment avec le DSA et le règlement sur les publicités politiques. Il serait nécessaire de prioriser leur application, tant par la promulgation des textes destinés à leur donner une complétude, mais aussi dans les moyens humains, au niveau européen et national. Un important travail de coordination avec les autorités nationales est également indispensable, l’organisation des élections relevant toujours des Etats membres. Des choix politiques sont donc nécessaires au niveau de la Commission dans la mise en œuvre de la foisonnante législation des années 2019-2024. Nous rappelons à ce que la régulation des contenus, dans l’optique de la lutte contre les manipulations et la désinformation, soient en haut de la pile des priorités.

Préconisations pour l’action européenne

Ouvrir la politique de soutien à la société civile, afin qu’elle puisse jouer le rôle de tiers de confiance, auprès du public, et assumer des rôles que ni les régulateurs, ni les plateformes ne peuvent assumer. Cela passe par une attention particulière aux structures de taille modeste, afin de toucher un tissu associatif qui soit réellement ancré dans la société.

Finaliser les législations européennes, afin de les rendre pleinement opérationnelles, et fournir les moyens humains et financiers suffisants pour leur application.

Renouer le lien entre les populations et les élites politico-médiatiques, chacun faisant une partie du chemin. Si l’éducation au numérique reste un chantier important, afin d’améliorer l’utilisation des ressources numériques par les populations, il est aussi nécessaire que les messages soient compréhensibles et outils numériques soient facilement accessibles et utilisables pour tous.