Publication 10 septembre 2025

Désinformation, états et récit sériel, avec Paul Charon

Interview réalisée par :

  • Maria Eduarda Fonseca , Rapporteure

Le 4 juin dernier s’est tenu l’assemblée générale et la soirée annuelle de Renaissance Numérique. À cette occasion, nous avons reçu Paul Charon, directeur du domaine Influence et Renseignement de l’IRSEM et docteur en Études politiques à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Lors de son intervention, il a présenté ses travaux et réflexions autour de la désinformation, qu’il analyse comme un récit sériel, grâce à une approche littéraire des mécanismes de manipulation de l'information. Retour en questions sur son intervention.

Avant de commencer, pouvez-vous nous préciser ce qui vous a amené à vous intéresser à cette thématique ?

Mon travail s’enracine dans une fascination ancienne pour la puissance du langage et des récits. Cette passion littéraire a trouvé son terrain d’application dans l’analyse de la propagande chinoise contemporaine. Ce qui m’intrigue particulièrement, c’est l’efficacité troublante de certains discours chinois qui, malgré une rhétorique souvent maladroite aux yeux occidentaux – répétitions lourdes, formules figées, références culturelles opaques – parviennent parfois à influencer profondément les opinions publiques. Cette dissonance révèle que l’efficacité narrative ne repose pas uniquement sur l’élégance rhétorique, mais sur des mécanismes plus profonds que je cherche à identifier.

Ma recherche cartographie ainsi l’écosystème complet des récits étatiques : qui les produit (think tanks, médias d’État, influenceurs affiliés), selon quelles logiques de fabrication, à travers quels canaux de diffusion (des médias traditionnels aux plateformes numériques), et surtout comment ces récits sont métabolisés par leurs publics – entre adhésion, résistance et réappropriation créative. L’enjeu dépasse le cas chinois : il s’agit de comprendre comment, à l’ère numérique, les États façonnent encore les imaginaires collectifs, malgré la multiplication des sources d’information.

Pouvez-vous nous donner une définition de la désinformation ?

La désinformation résiste à toute définition simple. Au-delà de la distinction classique entre désinformation (intentionnelle) et mésinformation (involontaire), je propose de la comprendre comme un système complexe d’informations trompeuses ou biaisées, conçu pour reconfigurer nos représentations mentales et orienter nos comportements, c’est ce que j’explique dans mon article “Lire la désinformation comme un récit sériel”.

Paul Charon

Directeur du domaine Influence et Renseignement de l’IRSEM et docteur en Études politiques à l’EHESS

"Le point crucial : une information manipulée n'a pas besoin d'être fausse pour être efficace. Les désinformations les plus pernicieuses mélangent habilement faits véridiques, omissions calculées et interprétations orientées. C'est la mise en récit qui transforme des éléments factuels en armes cognitives."

Le terme « narratif », omniprésent dans les débats sur la désinformation, est devenu un fourre-tout conceptuel qui obscurcit plus qu’il n’éclaire. Pour y voir clair, la narratologie nous offre une grille de lecture bien plus efficace en distinguant trois niveaux :

  • L’histoire (la diégèse) : les événements bruts, ce qui s’est passé. La manipulation peut ici inventer des faits.
  • Le récit : l’architecture narrative – qui est héros, quelle causalité est suggérée, quelles émotions sont convoquées, le jeu sur la temporalité. C’est ici que s’opère la transformation idéologique des faits.
  • La narration : l’instance énonciative – qui raconte, avec quelle autorité, quelle légitimité. Usurper une source crédible ou multiplier les voix pour créer une illusion de consensus – ou au contraire de chaos – sont des tactiques classiques.

La désinformation contemporaine peut attaquer ces trois niveaux, créant des architectures narratives complexes où la manipulation devient indétectable pour qui ne dispose pas des outils analytiques appropriés. C’est pourquoi le vocable « narratif » ne permet pas de comprendre ces subtilités et qu’il devait être banni. Comprendre la désinformation exige d’analyser la mécanique narrative elle-même.

Dans un monde où tout paraît relever de plus en plus “du point de vue”, comment définir ce qui relève de la désinformation ?

La prolifération du relativisme épistémologique contemporain rend en effet difficile la qualification de la désinformation. Si toute assertion peut être relativisée comme « point de vue », comment établir des critères discriminants ? Nous pouvons toutefois distinguer perspective légitime et manipulation informationnelle en mobilisant trois critères : premièrement, la vérifiabilité empirique des faits allégués ; deuxièmement, la transparence des sources et des modalités de production de l’information ; troisièmement, l’intentionnalité déceptive, c’est-à-dire la volonté délibérée de tromper plutôt que d’informer. La désinformation ne relève pas du pluralisme interprétatif mais de la falsification délibérée, de l’occultation méthodique ou de la manipulation du sens. Cette approche permet de préserver l’espace du débat démocratique tout en maintenant des garde-fous épistémologiques contre les stratégies de subversion informationnelle.

Qu’entendez-vous par sérialité de la désinformation ? 

La désinformation fonctionne comme une fiction sérielle – non pas au sens d’épisodes qui s’enchaînent -, mais selon une logique d’architextualité théorisée par Matthieu Letourneux à partir des travaux de Gérard Genette. L’architexte, c’est cette matrice invisible de références, de codes et de conventions qui donne sens à chaque nouveau récit avant même qu’on le lise.

Paul Charon

Directeur du domaine Influence et Renseignement de l’IRSEM et docteur en Études politiques à l’EHESS

"Un exemple éclairant : face à une couverture montrant un homme en imperméable dans une ruelle sombre, vous identifiez instantanément le roman d'espionnage. Cette reconnaissance immédiate ne vient pas du livre lui-même, mais de l'accumulation de références culturelles sédimentées. L'architexte agit comme un programme mental préinstallé qui oriente votre interprétation."

La désinformation exploite magistralement ce mécanisme. Chaque nouvelle théorie conspirationniste n’a pas besoin d’être complète ou cohérente – elle s’appuie sur un architexte déjà constitué : les « élites cachées », le « on nous ment », les « coïncidences troublantes ». Ces motifs récurrents forment une grammaire narrative que les récepteurs connaissent par cœur. Un simple indice suffit à activer tout le schéma interprétatif. C’est pourquoi les récits de désinformation les plus efficaces sont souvent lacunaires, pleins de zones d’ombre. Ces vides narratifs ne sont pas des faiblesses mais des forces : ils invitent le public à compléter les blancs avec ses propres projections, ses peurs, ses convictions préexistantes. Le récepteur devient co-auteur de sa propre manipulation.

Paul Charon

Directeur du domaine Influence et Renseignement de l’IRSEM et docteur en Études politiques à l’EHESS

"Cette sérialité explique aussi la résistance de la désinformation au fact-checking. Démentir un récit isolé ne sert à rien si l'architexte reste intact. La bataille contre la désinformation ne se joue pas au niveau des récits individuels, mais à celui des architectures narratives profondes qui les génèrent."

Peut-on identifier des archétypes d’architextualité? 

Trois grandes matrices architextuelles structurent aujourd’hui l’espace de la désinformation, chacune fonctionnant comme un univers narratif autonome avec ses codes, ses figures obligées et ses mécaniques propres.

  1. L’architexte conspirationniste.
  2. L’architexte migratoire.
  3. L’architexte géopolitique binaire qui divise le monde en une opposition entre le bien et le mal.

Ces architextes fonctionnent exactement comme l’univers étendu de Star Wars : chaque nouveau film, série, livre ou jeu vidéo enrichit la mythologie sans jamais la contredire fondamentalement. De même, chaque nouvelle désinformation apporte sa pierre à l’édifice narratif global tout en puisant dans le répertoire établi. Un tweet, une vidéo TikTok, un article de blog – tous deviennent des fragments d’une saga plus vaste que chacun reconnaît intuitivement. Cette logique transmédiatique explique la résilience extraordinaire de ces architextes. Ils évoluent, intègrent de nouveaux éléments, s’adaptent aux contextes, mais leur structure profonde demeure.

Comment se déroule l’étude de la désinformation et quels en sont les principaux défis ?

La recherche sur la désinformation souffre d’un déséquilibre fondamental : nous excellons à cartographier sa circulation mais restons aveugles à ses effets réels. L’essentiel des travaux trace minutieusement les flux – quels réseaux, quels sites, quels vecteurs de propagation – comme des épidémiologistes suivant un virus. Cette approche quantitative, séduisante par sa rigueur apparente, masque notre ignorance profonde des mécanismes d’influence cognitive.

La France a développé une expertise reconnue sur les acteurs étatiques – décryptage des stratégies russes, chinoises, et plus récemment américaines. Mais deux zones d’ombre critiques persistent : l’analyse sémiotique fine du contenu (au-delà du simple fact-checking) et surtout la réception réelle par les publics. Ce dernier point bute sur des obstacles structurels : coûts prohibitifs des études longitudinales, nécessité d’échantillons massifs, difficulté méthodologique à distinguer exposition, compréhension et adhésion.

L’étude de Laurent Cordonnier illustre ce paradoxe. Sur 4 000 personnes interrogées, les grands récits géopolitiques russes ou chinois montrent une pénétration faible dans la société française. Si ces résultats sont rassurants, il faut pousser notre investigation plus loin, car le vocabulaire de ces récits s’infiltre insidieusement dans notre espace discursif. Le terme « Sud global », par exemple, construction rhétorique russo-chinoise pour redessiner l’ordre mondial, est désormais naturalisé dans le débat français, utilisé sans conscience de sa charge idéologique. C’est là le véritable angle mort : nous mesurons mal cette contamination lexicale progressive. Les mots ne sont jamais neutres – ils transportent des cadres conceptuels, des présupposés, des visions du monde.

Paul Charon

Directeur du domaine Influence et Renseignement de l’IRSEM et docteur en Études politiques à l’EHESS

"Quand nous adoptons le vocabulaire de l'adversaire, nous importons aussi sa grammaire mentale. Les récits peuvent échouer, mais si leur lexique s'impose, ils reconfigurent néanmoins notre manière de penser le monde."

Cette dissociation entre rejet conscient des récits et absorption inconsciente du vocabulaire révèle la sophistication des stratégies d’influence contemporaines. La bataille narrative ne se gagne pas nécessairement par l’adhésion massive mais par l’infiltration progressive des catégories de pensée.

En France, la désinformation chinoise n’est pas aussi connue que la désinformation russe, pourquoi ?

La France n’est pas une cible prioritaire pour la Chine, qui concentre ses efforts sur des zones d’intérêt stratégique immédiat – Taïwan en premier lieu, où l’intensité des opérations d’influence est sans commune mesure avec ce que nous observons en Europe. Cette hiérarchisation géographique explique une présence chinoise moins agressive que celle de la Russie sur notre territoire.

Plus fondamentalement, les deux puissances divergent en partie dans leurs approches tactiques. La Chine conserve un goût prononcé pour les opérations d’influence traditionnelles dans l’espace physique – réseaux économiques, partenariats institutionnels, entrepreneurs d’influence liés au Front uni – là où la Russie a peut-être basculé plus massivement vers le numérique. Cette différence de terrain d’action contribue à rendre l’influence chinoise moins visible, donc moins identifiée comme menace immédiate dans le débat public français.

Dans le cadre de la sensibilisation du grand public, les démocraties libérales doivent-elles aussi adopter des récits ? Et ces récits passent-ils nécessairement par la fiction ?

Les démocraties libérales sont confrontées à une asymétrie narrative fondamentale. Tandis que les régimes autoritaires déploient des récits cohérents et séduisants sur le déclin occidental, la multipolarité civilisationnelle ou la relativité des valeurs démocratiques, nos réponses restent défensives et fragmentées : fact-checking ponctuel, éducation aux médias, soutien aux journalistes indépendants. Ces outils, bien qu’essentiels, combattent les symptômes sans traiter la cause profonde.

La bataille se joue à un niveau architextuel. Les récits russes et chinois ne se contentent pas de contester des faits – ils proposent des cosmogonies alternatives où l’universalisme occidental devient impérialisme culturel, où la démocratie devient chaos, où l’autoritarisme devient stabilité.

Paul Charon

Directeur du domaine Influence et Renseignement de l’IRSEM et docteur en Études politiques à l’EHESS

"Les démocraties doivent réapprendre l'art du récit fédérateur - non pas de la propagande, mais des histoires qui incarnent et transmettent leurs valeurs fondamentales. La fiction devient ici cruciale, non comme divertissement mais comme laboratoire de l'imaginaire collectif. Elle seule peut rivaliser avec la puissance des récits autoritaires."

Pourriez-vous dire quelques mots sur ce que l’on appelle la “guerre cognitive” ? 

La guerre cognitive désigne une forme de conflit qui vise directement les processus de pensée et de décision des individus et des populations. Elle s’attaque aux perceptions, aux croyances et aux mécanismes cognitifs eux-mêmes. Cette forme de confrontation exploite plusieurs vulnérabilités humaines fondamentales bien identifiées par les progrès des sciences cognitives. Ce qui rend la guerre cognitive particulièrement insidieuse, c’est qu’elle opère souvent en dessous du seuil de conscience. Les cibles ne réalisent pas qu’elles sont attaquées. Elle exploite nos mécanismes neurologiques naturels – la façon dont notre cerveau traite l’information, forme des souvenirs, prend des décisions rapides.

Cela étant dit, lorsqu’on parle de “guerre cognitive”, on touche à un champ très flou. Ce concept, bien que largement mobilisé, reste difficile à cerner. Tous les États s’y intéressent d’une manière ou d’une autre. S’intéresser à la guerre cognitive, c’est finalement s’intéresser au récepteur, à la manière dont l’information est perçue, mémorisée, interprétée.

Quels sont les effets de l’IA sur la désinformation ?

Au-delà de la génération de contenus manipulés par l’IA – on pense aux fausses images qui pullulent sur les réseaux sociaux – cette nouvelle technologie pose d’autres problèmes informationnels. Des milliers de faux sites d’information génèrent du contenu manipulé qui se retrouve aspiré dans les corpus d’entraînement des IA. Ces systèmes, incapables de distinguer sources fiables et sites frauduleux, ingèrent ces fausses informations qu’ils régurgitent ensuite sous forme de réponses apparemment crédibles. Cette circularité produit ainsi un effet d’amplification exponentielle.

Autre évolution, les formats courts de vidéos ont-ils  un impact sur les récits ?

Les formats vidéo courts transforment radicalement l’architecture narrative contemporaine. Nous assistons à une atomisation du récit : les histoires ne se déploient plus selon une linéarité classique mais éclatent en micro-séquences de 15 à 60 secondes, chacune devant capturer l’attention instantanément tout en s’inscrivant dans une trame plus large. Cette fragmentation opère selon plusieurs modalités. D’abord temporellement, avec des récits qui se construisent par accumulation de capsules diffusées sur des jours ou des semaines. Ensuite de manière transmédiatique, où une même histoire se disperse entre TikTok, Instagram, YouTube, chaque plateforme apportant sa couche narrative. Cette dissémination crée une expérience narrative en pointillés, où le récepteur doit lui-même reconstituer la cohérence d’ensemble.

Un récit n’existe plus seulement par son contenu initial mais par ses variations, ses réappropriations. La désintermédiation permet à chaque utilisateur de devenir un nœud de propagation et de transformation narrative. Un récit de désinformation peut ainsi muter à travers des milliers d’itérations, rendant sa source originelle introuvable. Face à cette nouvelle écologie narrative, le développement d’intelligences artificielles capables de tracer ces fils narratifs dispersés devient crucial. Il s’agit non seulement de détecter les fragments isolés, mais surtout de reconstituer les récurrences, les mutations progressives qui constituent les véritables récits d’influence dans l’espace numérique contemporain.


Sur le même sujet